Image Niki de Saint Phalle

Niki de Saint Phalle (1930-2002) était une peintre et sculpteure franco-américaine qui, tout au long de sa carrière, a voulu affirmer le pouvoir des femmes. Elle participe à l’émergence du féminisme à travers son art, notamment avec ses séries les Tirs et les Nanas, et s’inscrit aujourd’hui dans la conscience du public international comme une icône de ce mouvement. Sa perspective émancipatrice est plus que jamais pertinente, car ses œuvres témoignent des traumatismes vécus et surmontés par les femmes.

Grâce à l’ampleur du mouvement #MoiAussi, plusieurs femmes se sont exprimées récemment sur des expériences de harcèlement, d’attouchements et d’agression sexuelle. Ce mouvement semble partager le souhait de Niki de Saint Phalle de voir se propager le pouvoir au féminin et d’inciter les femmes à se libérer en brisant le silence. Alors qu’une grande part de l’art de Saint Phalle porte les traces de traumatismes vécus dans l’enfance, l’œuvre Nana danseuse installée au campus de l’Université McGill à Montréal, par exemple, montre bien que son art est en général très positif. Le début de sa carrière avait toutefois été marqué par la série des Tirs, qui, par sa transgression de certaines normes du monde artistique et des traditions religieuses, représentait un féminisme radical et militant. Ces œuvres qui l’ont rendue célèbre dans les années 1960 sont ainsi sombres et violentes. Saint Phalle explique : 

En 1961, […] [l]es peurs de mon enfance et ma colère m’ont rattrapée et à l’âge de vingt-deux ans j’ai fait une dépression nerveuse […]
la descente dans la folie a été la plus effrayante expérience de ma vie.
J’étais hantée par d’innombrables conflits [1]

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Or, ses sculptures les plus connues, les Nanas, sont des danseuses colorées, heureuses et gaies. Ces figures rondes et athlétiques représentent le féminisme à travers l’exubérance et la confiance dans le féminin. Découvrir l’art et la vie de Saint Phalle permet de comprendre l’opposition de deux thèmes cruciaux de son parcours d’artiste : la révolte des Tirs et la libération féminine des Nanas. Ces deux thèmes bien distincts sont néanmoins liés : la révolte – contre des traumatismes d’enfance et la phallocratie – déclenche la catharsis *, qui permet à l’artiste de se libérer et de créer des sculptures de femmes joyeuses et affranchies.

De l’« enfer » à la peinture

L’autorité paternelle, présente dans l’allusion au phallus dans le patronyme et soutenue par un héritage traditionnel, religieux et bourgeois, pèse beaucoup sur la jeune Niki de Saint Phalle au cours de son enfance [2]. Tout au long de sa jeunesse, elle souffre d’avoir à adopter les comportements exigés par la richesse familiale, son éducation et son appartenance religieuses, de même que d’avoir à s’en tenir aux rôles genrés qui lui sont imposés : sa mère assume le rôle domestique, tandis que son père occupe la place du patriarche familial. Elle appelle le milieu où elle grandit « l’enfer [3] ». Par-dessus tout, l’événement le plus néfaste de sa jeunesse est le viol commis sur elle par son père quand elle avait onze ans. 

Malgré un premier mariage avec Harry Mathews qui lui permet de fuir cet enfer, Saint Phalle fait, à vingt-deux ans, une dépression nerveuse. Elle est admise dans un hôpital psychiatrique, où elle reçoit une série d’électrochocs. Après ce traitement très agressif, les médecins estiment que la méthode la plus efficace serait « la thérapie par la peinture [4] ». L’artiste explique que « peindre allège ces tourments qui [lui] bouffent l’âme et [que la peinture] donne à [s]a vie une structure essentielle [5] ». Une fois sortie de l’hôpital, elle est résolue à devenir artiste.

Faire « saigner » les tableaux

Saint Phalle écrit dans une autobiographie que son père « avait brisé en [elle] la confiance en l’être humain », car le viol est « un crime contre l’esprit [6] ». Comme une sorte de révolte contre des traumatismes – c’est-à-dire contre les valeurs conservatrices de sa famille et le lien de confiance paternelle brisé –, les séances des Tirs entre 1960 et 1964 lui permettent de se libérer des figures autoritaires de son enfance à travers l’art. Les tableaux, majoritairement faits de peinture, comprennent aussi divers objets intégrés à même la toile. Ces matériaux abstraits incluent, entre autres, des ciseaux, une fourchette, des sacs de peinture, ce qui donne aux tableaux un aspect tridimensionnel. Élément très important, les tableaux des Tirs sont performatifs. L’artiste les prépare afin de finir leur réalisation devant un groupe d’invités : lors d’une performance, Saint Phalle tire avec un pistolet ou un fusil pour faire exploser les sacs de peinture insérés dans la toile. Les œuvres des Tirs représentent par exemple des hommes, des symboles catholiques, des références politiques, des allusions artistiques, ou parfois une combinaison de tout cela. Les séances violentes des Tirs font ressortir le thème de la révolte de manière militante.

Ces performances s’avèrent cathartiques, car l’artiste fait « saigner » ses tableaux et partage sa libération avec les spectateurs des performances. Autrement dit, la destruction symbolique des traumatismes d’enfance déclenche un processus cathartique pour l’artiste parce qu’elle crée ses tableaux – souvent comme un spectacle – de manière viscérale et violente. En faisant « saigner » des figures d’autorité familiales, religieuses ou politiques, elle extériorise sa colère envers les circonstances traumatiques liées à l’autorité paternelle de son enfance, au viol et à sa dépression nerveuse. Les Tirs représentent donc la purgation des émotions et le refus de Saint Phalle des normes dictées par sa situation familiale.

Le refus des normes imposées 

Les Tirs permettent également à l’artiste de se révolter contre la phallocratie qu’elle perçoit au sein du milieu artistique de l’époque. La série exprime, entre autres, un rejet des normes artistiques formulées par les hommes. Selon de Saint Phalle, seuls les artistes hommes réputés pour leur virilité masculine [7], comme le peintre américain Jackson Pollock, sont réellement appréciés. Les spectacles des Tirs ressemblent aux
 action paintings *de celui-ci, en raison notamment de l’élément viscéral des tableaux, de leur aspect ruisselant et coloré, de la grande taille des toiles et de l’énergie de l’artiste au moment de peindre. De plus, lors des performances, Saint Phalle adopte une posture qui évoque un pouvoir masculin. En effet, les photos d’elle prises durant les performances attestent de sa capacité à être aussi dominatrice et virile que des artistes comme Pollock [8]. Puisqu’elle a déjà fait du mannequinat professionnel, l’artiste est habituée à se présenter comme un objet pour le regard des autres. Avec les Tirs, toutefois, au lieu d’exposer sa féminité et sa beauté, elle performe plutôt un rôle masculin, s’avérant confiante et douée avec le fusil. Dans la révolte de l’artiste contre son rôle de femme passive et douce, le fusil peut être vu comme un symbole phallique évoquant la jouissance et l’éjaculation [9].

Cette performance transgressive est également iconoclaste, car Saint Phalle fait « saigner » des symboles sacrés de l’histoire de l’art et de la religion. Par exemple, le Tir, Autel noir et blanc (Autel) de 1962 comprend trois panneaux en bois qui créent un autel avec des croix et des moines, références possibles à son éducation religieuse. Au centre de l’autel est posé le buste d’un homme d’un style de la Rome antique, mais sans tête. Cette figure masculine dévaluée renverse les rôles traditionnels de la peinture : la femme n’est plus l’objet passif de l’œuvre. De fait, dans l’histoire de l’art, le corps de la femme s’offre très souvent au regard de l’homme-voyeur (un bon exemple de cela étant La naissance de Vénus de Botticelli). Dans Tir, Autel noir et blanc (Autel), l’homme n’est plus le voyeur de l’œuvre, il incarne plutôt l’objet passif qui s’offre au regard d’autrui. Saint Phalle exprime ici une destruction symbolique de l’homme-voyeur et de la religion. En tirant avec un fusil sur l’œuvre, elle performe une puissance féminine et minimise le rôle dominant de l’homme au sein des institutions religieuses et artistiques. 

La puissance féminine des Nanas

Après la période cathartique des Tirs, un changement majeur s’opère dans l’art de Saint Phalle. La confiance en soi et l’émancipation au féminin prennent place parmi ses thèmes caractéristiques. La libération des émotions néfastes mène aux Nanas, des sculptures témoignant d’une transition conceptuelle de Saint Phalle dans les années 1960 : la représentation du féminin n’est plus motivée par sa méfiance vis-à-vis le monde contemporain et celui de son enfance, mais par ses croyances personnelles à l’égard du pouvoir au féminin.

Soutenant la lutte pour l’égalité morale, sociale et juridique des femmes, Saint Phalle propage également un « féminisme en talons hauts et rouge à lèvres [10] ». De cette manière, sa perspective se distingue un peu du féminisme populaire du xxe siècle, qui a parfois tendance à rejeter la façon dont la société impose un rôle « féminin », comme l’attente que la femme soit douce, passive et belle. Saint Phalle, au contraire, adopte souvent des attributs dits féminins avec fierté [11], tout en défendant des caractéristiques comme la force et la hardiesse chez les femmes. En outre, l’artiste valorise la capacité de la femme de « donner la vie », considérant que la puissance féminine peut s’appuyer sur la force maternelle. Par-dessus tout, elle croit fermement enla puissance de toute femme pour remplacer la dominance sociopolitique masculine :

Nous avons bien le Black Power, alors pourquoi pas le Nana Power ? C’est vraiment la seule possibilité. Le communisme et le capitalisme ont échoué. Je pense que le temps est venu d’une nouvelle société matriarcale. Vous croyez que les gens continueraient à mourir de faim si les femmes s’en mêlaient ? Ces femmes qui mettent au monde, ont cette fonction de donner la vie – je ne peux pas m’empêcher de penser qu’elles pourraient faire un monde dans lequel je serais heureuse de vivre [12]

Admiratrice des héroïnes de l’histoire comme Jeanne d’Arc, elle valorise la femme forte, triomphante, parfois virile, capable, indépendante, tout en étant maternelle et féminine [13]. Les Nanas laissent voir ce genre de puissance féminine. Comparables au symbole éternel de la féminité qu’est la Vénus de Willendorf *, cesont de grandes sculptures de femmes qui dansent. Elles ont de grosses cuisses, de grosses fesses, de gros seins et de gros ventres. Les maillots de bain qu’elles portent sont colorés. L’exubérance des formes lisses et arrondies les fait se démarquer fièrement des figures minces et de l’attitude plutôt sérieuse des mannequins de l’époque. Par ces représentations hors-norme, Saint Phalle rompt également avec son passé de mannequin professionnel. De plus, la peau des Nanas est parfois blanche, jaune ou noire, ce qui démontre que l’artiste a toujours eu le souci d’établir un lien de solidarité entre toutes les femmes de la planète [14]. La célébration des femmes se voit à travers les couleurs vives, le langage corporel expressif et libérateur, et les rondeurs du corps pulpeux. Saint Phalle elle-même explique que son « art […] est féminin, notamment parce qu’il privilégie la ligne courbe et bannit les angles droits [15] ». Tout au long des années 1970 et 1980, Saint Phalle récrée différentes versions des Nanas, souvent commandées pour des espaces publics en Europe. Aujourd’hui, ces figures dispersées un peu partout sont reconnues facilement par bien des gens.

L’une des premières – et plus grandes – Nanas, la Hon (l’équivalent suédois du mot elle) de 1966 est un bon exemple de la libération heureuse du corps féminin. La Hon est un projet ambitieux de sculpture monumentale , mesurant environ 25 mètres de longueur sur 15 mètres de largeur, que Saint Phalle crée en collaboration avec Jean Tinguely et Per Olof Ultved. Inspirée par le parc Güell d’Antoni Gaudí (Barcelone) et aidée de ses deux collaborateurs, Saint Phalle exerce avec cette œuvre une forme d’art, la sculpture monumentale, réservée traditionnellement aux hommes. Saint Phalle se révolte donc contre l’attente qu’une femme artiste ne fabrique que des textiles ou des céramiques, plutôt que de pouvoir se consacrer à des arts « masculins » comme la sculpture aux dimensions architecturales. Peinte dans descouleurs vives et couchée sur le dos, laHon accueille les visiteurs au Musée d’art moderne de Stockholm en Suède. Les visiteurs entrent par le sexe de la femme enceinte et peuvent pratiquer diverses activités ludiques dans son corps. À l’intérieur est diffusée la musique de Jean-Sébastien Bach, et l’installation de trois étages comprend un cinéma de 12 places, un cerveau mobile en bois, un planétarium, une sculpture radiophonique, un banc des amoureux, un vide-ordures, un distributeur de sandwichs, une galerie de faux tableaux, un aquarium et, finalement, une terrasse panoramique [16]. Les jeux à l’intérieur du corps de la Hon, qui ouvre d’ailleurs ses jambes aux spectateurs,font référence à l’érotisme et à la jouissance féminine [17]. En contraste avec le plaisir masculin qui est à l’extérieur, cette grande sculpture pénétrable évoque le plaisir féminin de l’intérieur : les vastes intérieurs et les jeux de la Hon servent à procurer du plaisir et à célébrer le féminin, sans modestie ni pudeur.

Les Tirs et les Nanas évoquent les thèmes de la révolte et de l’émancipation au féminin, témoignant également de l’évolution artistique de Niki de Saint Phalle. Cette métamorphose stylistique et thématique a eu lieu grâce au processus cathartique déclenché par l’art. Son œuvre fait preuve de catharsis, car la dénonciation des expériences d’agression sexuelle et l’extériorisation de la douleur peuvent mener à la guérison intime.  Si aujourd’hui le féminisme vise à transmettre un message concernant la révolte et la puissance au féminin, Niki de Saint Phalle s’avère avoir été une féministe engagée qui cherchait à détruire de manière symbolique des structures contemporaines qui maintenaient l’homme dans une position de pouvoir inégalitaire. En dépit des changements majeurs advenus au xxeet en ce début de xxie siècle, des pas restent à faire pour atteindre l’égalité entre les hommes et les femmes. Pour certains, ce chemin passe encore, comme le faisait Niki de Saint Phalle, par la dénonciation de la position dominatrice de certaines institutions et par la recherche d’un renversement radical de l’histoire phallocratique de l’Occident.

 

— Beth Kearny, étudiante au programme de maîtrise en littérature française à l'Université de Montréal

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