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La prise de risque est fondamentale dans les arts du cirque. L’artiste circassien cherche à défier les lois de référence, comme la gravité universelle, et pousse les limites physiques jusqu’à mettre en danger sa propre vie. Cette prise de risque peut en effet mener à des accidents causant de graves blessures ou, dans de rares occasions, la mort. Cependant, les dernières avancées en médecine du cirque, en ingénierie et en éducation au risque permettent aujourd’hui une meilleure gestion du risque et donc de maintenir des performances circassiennes impressionnantes.

En mars 2018, un acrobate du Cirque du Soleil fait une chute mortelle lors d’une représentation du spectacle Volta [1]. L’artiste de grande expérience effectuait un numéro de sangles aériennes* lorsqu’il est tombé sur la scène, à la suite d’un mouvement manqué. En 2014, ce sont 11 acrobates de la compagnie de cirque Ringling Bros. and Barnum & Bailey qui sont gravement blessés lors d’une représentation dans le Rhode Island [2]. Une plateforme soutenant 8 acrobates s’est détachée, est tombée d’environ 12 mètres et a heurté des danseurs sur scène. Les enjeux en cause dans ces événements sont cruciaux pour une ville comme Montréal, qui jouit d’une renommée internationale dans le milieu circassien grâce à des troupes comme le Cirque du Soleil, le Cirque Éloize et Les 7 doigts de la main. C’est une des raisons pour lesquelles le Québec est un chef de file en recherche dans le domaine : le centre de recherche de l’École nationale de cirque est l’un des deux seuls centres de recherche dédiés entièrement aux arts du cirque dans le monde. Développer la recherche dans ce domaine est nécessaire, car le risque fera toujours partie de la performance circassienne : l’existence du danger fait frissonner et rêver le spectateur lorsque l’artiste se jette dans les airs. Aussi, le risque est multiple chez les artistes de cirque : l’erreur peut provenir de l’artiste lui-même, mais sa vie dépend aussi d’un bon gréage*. Pourtant, le taux de blessures des acrobates demeure inférieur à celui des gymnastes, et le nombre de décès dans ce secteur est moins élevé que dans celui de la construction [3].

La médecine des arts du cirque

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La prévention des risques professionnels consiste à éviter ou à limiter tout problème de santé lié au travail. La performance de l’artiste de cirque peut se comparer à celle d’un sportif de haut niveau. La différence est que le circassien répète plus de trois cents fois par an son numéro devant un public. La prise de risque est donc double : elle se situe autant dans le moment présent de la performance que dans l’accumulation des efforts quotidiens faits pour apprendre ces enchaînements. La répétition de gestes et de contraintes mène à des microtraumatismes qui peuvent se traduire ultérieurement par des traumatismes sévères comme des tendinites ou des fractures de stress. L’artiste de cirque est aussi susceptible de subir des traumatismes aigus tels que les luxations et les entorses. Et très rarement, une chute à la suite d’une mauvaise manœuvre peut entraîner la paralysie d’un ou de plusieurs membres, voire le décès de l’artiste.

Une étude des types et des taux de blessures a été réalisée au Cirque du Soleil entre 2002 et 2007 par une équipe de chercheurs de plusieurs universités, dont l’Université McGill à Montréal [4]. Les données d’un total de 1 376 artistes ayant subi 18 336 blessures ont été analysées : le taux de blessures chez les artistes a été estimé à 11,2 blessures. La gymnastique est la discipline qui se rapproche le plus de celle du cirque, avec un taux de 15,2 blessures par 1 000 expositions en gymnastique féminine, selon une étude menée sur 25 ans par la National Collegiate Athletic Association [5]. En comparaison, ce taux est de 12,6 à 16,4 blessures pour 1 000 expositions pour le hockey et le football chez les femmes, et de 5,8 à 9,9 blessures pour 1 000 expositions pour le baseball et le basketball masculins. Depuis 2013, trois membres du Cirque du Soleil ont perdu la vie à la suite d’un accident en spectacle, alors que 16 travailleurs de la construction sont morts dans un accident de travail durant la seule année 2017 au Québec, selon les chiffres de la CNESST [6]. Aujourd’hui, le risque de mort chez les artistes de cirque est donc moins important. En revanche, le risque de blessure majeure est l’enjeu de cette décennie. Pourtant, actuellement, les artistes de cirque sont une population sous-desservie par les services de soins [7]. Bien que les connaissances sur le traitement des athlètes puissent aider à combler une partie de leurs besoins, les spécificités de cette population ne sont pas prises en compte.

Les mesures de sécurité

Parmi toutes les disciplines de cirque, les disciplines aériennes – c’est-à-dire celles qui requièrent l’accrochage d’un équipement en hauteur – sont considérées comme les plus dangereuses à cause du risque de chute. Le trapèze ou le tissu aérien font, par exemple, partie de cette catégorie. Dans le milieu professionnel des arts du cirque, le gréeur est la personne responsable de l’accrochage, de l’inspection et parfois de la fabrication des agrès* de cirque et du matériel d’accrochage. Sa préoccupation principale est la sécurité de l’artiste [8]. Il choisit l’équipement qui sert à l’accrochage en estimant les charges dynamiques générées par l’artiste. Sans données, il peut difficilement savoir si la structure d’accrochage peut soutenir ou non les charges générées par les artistes. Actuellement, la pratique commune en Amérique du Nord est d’utiliser un facteur de 10, choisi arbitrairement. Le gréeur sélectionne donc un équipement d’accrochage (câbles, mousquetons, etc.) qui peut soutenir dix fois le poids de l’acrobate et de son agrès de cirque, sans savoir si ce facteur est réellement suffisant. En réalité, le facteur de sécurité de 10 utilisé par les gréeurs est tout juste suffisant et son augmentation est même recommandée [9].

De plus, à ce jour, aucune réglementation ou norme n’encadre la pratique des arts du cirque. La présence d’un gréeur n’est pas obligatoire. Un agrès de cirque peut être accroché à n’importe quelle structure, peu importe que ce soit pour une utilisation professionnelle ou récréative. Un équipement de cirque peut être fabriqué sans que soit déterminée la capacité du matériel à supporter les impacts générés par les artistes de cirque. Un gréeur spécialisé en cirque fabrique des agrès de cirque sans connaître les charges réelles, mais, plus dangereux encore, des gens non spécialisés en cirque peuvent aussi en fabriquer et en vendre. En raison d’une mauvaise utilisation de l’équipement d’accrochage ou d’un choix inadéquat d’équipement, plusieurs accidents sont survenus, causant de graves blessures et plus rarement la mort d’artistes.

La science et le cirque

Un artiste de cirque génère des charges dynamiques. Une telle charge est qualifiée de dynamique, en opposition à statique, pour exprimer le fait que l’artiste exécute des mouvements. Si un artiste se suspend à son agrès de cirque, par exemple un trapèze, et que le tout reste immobile, le calcul de la force au point d’accrochage est relativement facile, puisque ce cas est statique. La célèbre deuxième loi de Newton établit que la force est égale à la masse fois l’accélération. En statique, pas de mouvement, donc l’accélération est nulle. La force de tension est ainsi directement égale au poids de l’artiste et de son trapèze, qui est une valeur connue. Toutefois, lorsque l’artiste fait des mouvements dynamiques, l’accélération n’est plus égale à zéro. Qui plus est, la valeur en tout temps de l’accélération est très difficile à connaître, et le calcul de la force réelle de tension devient donc impossible.

Un projet de recherche effectué à l’École Polytechnique de Montréal en 2017 a permis de mesurer les forces au point d’accrochage dans cinq disciplines aériennes de cirque [10]. Plus de 300 mouvements ont été mesurés et comparés. L’étude a ainsi révélé que les acrobates aériens sont capables de générer des forces impressionnantes allant jusqu’à huit fois leur poids corporel. Ces résultats ont permis de faire des recommandations pour l’amélioration des pratiques sécuritaires et l’optimisation des choix lors de l’accrochage et de la conception d’équipement. En effet, en connaissant les charges réelles, les concepteurs, les gréeurs et les ingénieurs peuvent fabriquer des équipements de cirque qui supportent ces charges de façon réellement sécuritaire.

En 2018, des chercheurs de l’Université du Nevada, à Las Vegas, ont mesuré les accélérations en entraînement et en spectacle dans un numéro de trampoline [11]. Ils ont ainsi pu montrer que les accélérations en entraînement sont significativement plus élevées qu’en spectacle. En effet, contrairement aux athlètes professionnels, les artistes de cirque passent plus de temps en spectacle qu’en entraînement. Les sportifs de haut niveau misent sur une grande intensité livrée pendant une courte période au moment de la compétition. À l’inverse, les artistes de cirque peuvent performer jusqu’à six fois par semaine et doivent donc gérer leur charge de travail en conséquence.

Actuellement, de plus en plus de compagnies de cirque font appel à des ingénieurs pour faire certifier leurs structures, entre autres afin d’éviter les ruptures. Le phénomène de rupture est bien connu des scientifiques. Une rupture est le bris d’un objet sous l’effet d’une contrainte plus forte que le seuil de résistance de l’objet. De nombreux tests en laboratoire ont permis de connaître ce seuil de résistance, appelé résistance à la traction, pour tous les matériaux. Ensuite, grâce à des calculs en mécanique, l’ingénieur peut déterminer si un objet de telle ou telle forme peut soutenir une charge appliquée. En connaissant les charges appliquées aux équipements de cirque, les ingénieurs peuvent les fabriquer avec les bonnes dimensions et avec les matériaux appropriés afin d’éviter tout bris. Les compagnies de cirque font aussi des analyses de risque pour améliorer la sécurité et mieux estimer leurs besoins en assurances. Une analyse de risque est un processus global qui permet de cerner le danger et d’étudier le risque, et, dans certains cas, si le risque est trop important, de mettre en place des modifications comme l’ajout d’un équipement de sécurité (filet, harnais…) ou un changement dans le spectacle.

L’éducation au risque

La relation au risque a évolué dans les arts du cirque. Au début du 20e siècle, la quête de figures acrobatiques sans aucune mesure de sécurité menait souvent les acrobates à un triste destin. Le nouvel usage dans le cirque actuel n’est plus de dissimuler la prise de risque, mais plutôt de la montrer : la question de la chute n’est plus cachée, elle fait partie de l’esthétisme. Le circassien apprend à maîtriser la peur en calculant parfaitement les risques. Il a développé ses méthodes au fil d’un long apprentissage et de répétitions des techniques corporelles [12]. Son obsession est de repousser les limites sans jamais les dépasser. Ce passage au risque contrôlé ou intelligent a eu des répercussions dans l’évolution des techniques acrobatiques. Les experts ont ainsi décelé un accroissement du niveau technique des performances au cours des dernières décennies [13].

L’éducation au risque calculé est nécessaire et passe par une progression réfléchie. Les professeurs et entraîneurs ont le devoir de sensibiliser leurs élèves à la prise de décision dans une situation, à l’évaluation et à la responsabilité individuelle face à leur propre prise de risque. Lorsqu’un artiste entre sur scène, il doit être sûr de son mouvement et de ses capacités ; dans le cas contraire, il peut demander à annuler son numéro ou une partie de celui-ci. Les artistes de cirque se sont entraînés de longues années avant de maîtriser parfaitement leurs mouvements. Toutefois, être sûr de son mouvement et de ses capacités requiert également beaucoup d’attention, d’entraînement et d’apprentissage. Actuellement, le principal risque provient du fait de réaliser la même performance tous les jours. À la longue, les artistes deviennent plus à l’aise et leur prise de conscience face au risque diminue, ce qui les met en danger. Une artiste témoigne :

Le plus grand risque, c’est quand on est habitué au numéro [14].

Ainsi, paradoxalement, le risque diminue avec un entraînement répété afin de maîtriser le mouvement, mais cette répétition quotidienne peut aussi devenir un facteur de risque lorsque l’artiste perd la concentration sur le mouvement qu’il exécute. La recherche actuelle se concentre donc sur cette problématique afin de mieux comprendre l’état de préparation physique, mais aussi mentale des artistes de cirque avant une performance.

Face à ce danger encouru par l’artiste, est-ce que l’avenir du cirque réside dans le fait de demander aux artistes de cirque de ne plus prendre de risque ? La pratique de cirque sans risque est-elle encore du cirque ? La réponse est que le risque est inhérent à la pratique du cirque, c’est la fondation même de sa pratique. Goudard donne la définition suivante :

L’art pour l’artiste de cirque consiste à résoudre par une figure artistique une situation de déséquilibre dans laquelle il s’est délibérément placé. Ce faisant il s’expose au risque [15].

La prise de risque comporte aussi des bienfaits : en effet, essayer une nouvelle activité, un nouveau chemin est source de créativité. Une innovation n’apparaît pas dans le cadre d’une routine, et sortir de celle-ci est bien la base de toute performance circassienne. Le « extra » du mot extraordinaire rappelle cette notion de devoir sortir de l’ordinaire. Cependant, les compagnies de cirque sont conscientes des dangers entourant le métier d’artiste de cirque et plusieurs dispositifs sont mis en place afin de diminuer la prise de risque. De plus en plus, elles font appel à des ingénieurs et forment leurs gréeurs. Science et art collaborent pour des performances circassiennes impressionnantes avec un risque contrôlé… pour le plaisir toujours renouvelé des spectateurs.

 

— Marion Cossin, étudiante au programme de doctorat en génie biomédical à l'Université de Montréal

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