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Entretien avec le professeur Sylvain Paquette

Sylvain Paquette est professeur titulaire à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage et titulaire de la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal (CPEUM). Il est également responsable du programme de maîtrise en aménagement, option Ville, territoire, paysage.

Parlez-nous de vos recherches actuelles.

Mes recherches s’inscrivent dans la foulée des travaux de la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal (CPEUM), que je dirige maintenant depuis 2017. Avant de présenter mes recherches actuelles, il me semble important de revenir brièvement sur la notion de paysage, telle qu’elle est abordée dans nos travaux. Pour plusieurs, ce terme s’assimile tantôt à un simple décor, à un point de vue sur la ville ou sur la campagne. D’autres vont l’associer à l’idée d’environnement ou d’espace vert. Au sein de la CPEUM, le paysage est considéré d’abord et avant tout comme un concept de qualification sociale et culturelle du territoire. Il s’agit ainsi d’un espace ou d’un territoire qui s’offre aux regards des populations. Il peut être naturel, le produit de l’intervention humaine ou les deux à la fois. Généralement, ons’applique à le définir selon ses valeurs (ex. : intérêt patrimonial, esthétique, écologique). Mes travaux de recherche découlent par conséquent de cette approche conceptuelle et abordent la question du paysage comme un phénomène de valorisation sociale et culturelle des territoires habités. Actuellement, j’ai deux principaux projets à mon agenda.

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Le premier est un projet d’Atlas social des paysages et des territoires pour le Québec. Cette recherche s’inscrit dans le contexte où le Québec, contrairement à d’autres pays ou d’autres régions du monde, ne dispose toujours pas d’une assise de connaissances permettant de révéler et de mieux connaître les territoires porteurs de valorisations paysagères. Or, de nombreuses décisions d’aménagement réclament une telle information. Pour les décideurs et les gestionnaires du territoire, cette connaissance devient cruciale, entre autres, pour mieux protéger les paysages d’intérêt patrimonial ou écologique. Pour les promoteurs de projets d’infrastructures publiques, elle permet de bonifier la lecture des dimensions paysagères sensibles dans le cadre de l’évaluation des impacts des projets (ex. : autoroute, ligne de transport d’énergie). Pour les acteurs et actrices de l’aménagement régional du territoire et les professionnels en pratique privée, cette connaissance aide à mettre en branle des projets d’intervention plus adaptés aux attentes des collectivités régionales et locales. Pour répondre à ces besoins, le projet vise à définir les concepts et les principes de mise en œuvre d’un prototype opérationnel de l’atlas, qui prendrait la forme d’une plateforme interactive de partage et de diffusion d’information, pour la compréhension de l’évolution des enjeux et de la demande sociale en paysage au Québec. Fait intéressant, cette démarche, soutenue par le programme de subventions de développement de partenariat du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), est portée par un groupe d’acteurs, issus des milieux universitaires, professionnels, associatifs et gouvernementaux, qui sont convaincus que la construction d’une telle connaissance ne peut se réaliser autrement qu’à travers une démarche partenariale multipartite, ouverte aux savoirs et au savoir-faire de chacun.

 

Le second est un projet de recherche-action réalisé en collaboration avec la Ville de Saint-Constant et la MRC de Roussillon, en vertu d’un appel à projets en innovation sociale, financé notamment par le ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec. Dans ce type de projet, la CPEUM met son expertise au profit des acteurs du territoire, en l’occurrence les élus, les professionnels de l’aménagement et les citoyens et citoyennes, afin de coconstruire de nouveaux outils et de nouvelles approches de planification territoriale, plus sensibles aux valorisations sociales et culturelles des paysages. Ce travail vise de manière ultime à illustrer en mots et en images, soit par l’entremise d’esquisses d’aménagement, la vision du devenir souhaitable des paysages urbains de la municipalité. Nous travaillons actuellement à mettre au point un guide pratique destiné aux principaux intervenants québécois de l’aménagement du territoire, qui permettra de rapporter les principales étapes de mise en œuvre d’une telle démarche. L’ouvrage cible plus largement les publics soucieux de la protection, de la mise en valeur et du développement des paysages et des cadres de vie.

 

Qu’est-ce qui vous a profondément motivé à étudier dans le domaine de l’aménagement ?

 

J’ai entamé mes études universitaires dans le domaine des sciences biologiques à l’UQAM. C’était une période, à la fin des années 1980, où les préoccupations en matière d’environnement étaient en forte effervescence, au lendemain du dépôt du rapport Brundtland. Lorsqu’est venu le moment de réfléchir aux études supérieures, ma volonté d’engager une réflexion qui puisse avoir des retombées concrètes en matière de développement durable des territoires m’a amené assez naturellement au domaine de l’aménagement. J’y ai trouvé un terreau intellectuel tourné vers l’action, qui m’était complètement nouveau. C’est dans ce contexte que j’ai acquis les bases du métier de chercheur. La question du paysage m’a tout de suite interpellé, car elle permettait d’embrasser une grande variété d’enjeux (écologique, culturelle, économique, etc.), étroitement liés au devenir des territoires, et de me projeter éventuellement comme un agent de changement.

 

Quelle est l’entrave la plus importante à l’atteinte de résultats dans vos recherches ?

 

J’aborderais cette question en parlant plutôt de défis. Dans un contexte de recherche appliquée et menée en partenariat avec une grande diversité d’organismes (publics, parapublics, privés, associatifs, etc.), je dirais qu’un des principaux défis à relever dans le développement des projets de recherche, c’est l’importance de se créer un temps de réflexion en collaboration. À l’heure où le temps est souvent compressé, il s’agit d’atteindre les objectifs scientifiques en intégrant les différents temps de la recherche, soit le temps de la coordination des acteurs, le temps de définition d’un vocabulaire commun, le temps de compréhension mutuelle des préoccupations des uns et des autres, ou encore le temps de l’interdisciplinarité, qui est aussi de plus en plus mis de l’avant par le milieu universitaire.

 

De quelle manière vos travaux touchent-ils le grand public ?

 

La question du paysage touche naturellement le grand public. La qualité des paysages et des cadres de vie participe à notre quotidien de citoyens. La quête d’expériences différentes nous pousse vers des destinations de vacances qui ont souvent une forte connotation paysagère. Bref, que l’on qualifie le paysage comme étant ordinaire ou extraordinaire, nous en faisons l’expérience tous les jours.

Dans les travaux de recherche-action de la CPEUM, j’interpelle les citoyens comme des experts de leur milieu de vie. Leurs points de vue sont des intrants directs à notre réflexion. Il devient par conséquent tout à fait normal d’envisager la valorisation des résultats de nos recherches auprès d’un large public.

 

Travaillez-vous avec des collègues d’autres pays et, si oui, de quelle façon leurs recherches influencent-elles les vôtres ?

 

Actuellement, je participe par exemple à un projet de recherche sur les enjeux didactiques du paysage. Financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, ce projet regroupe une douzaine de chercheuses et chercheurs de Suisse, de France, de Belgique et du Canada. À travers les différents séminaires de recherche qui ponctuent cette démarche, c’est l’occasion d’échanger sur une diversité d’expériences de formation, et de remettre en question différents dispositifs didactiques, et différents processus d’apprentissage à la nature sensible, complexe et politique du paysage. S’il a des retombées directes pour mes activités d’enseignement, ce projet m’offre l’occasion d’interroger mes propres pratiques de recherche, en particulier en matière de transfert des connaissances vers ce que l’on nomme aujourd’hui les milieux preneurs (de ces connaissances), soit les intervenantes et intervenants actifs à l’échelle municipale, régionale, provinciale, voire nationale.

 

Dans votre domaine d’expertise, quelle percée, dans les dix prochaines années, représenterait une grande avancée ?

 

Comme plusieurs autres domaines de recherche, le virage numérique (développement de technologies et de données numériques de toutes sortes) invite à repenser les méthodes et les savoir-faire traditionnels. Dans le domaine des études paysagères, ce sont les modes de lecture des paysages qui évoluent rapidement. Ainsi, et à titre d’exemple, la caractérisation de l’expérience de déplacement de l’usager d’un lieu donné devient de plus en plus aisée à l’aide de la généralisation de la vidéo numérique. Le paysage sort ainsi de son cadre fixe pour se rapprocher de la fluidité de l’expérience concrète que l’on peut en faire. Les possibilités de plus en plus grandes en matière de traitement de l’image, de modélisation 3D ou de réalité augmentée amènent un raffinement des outils de simulation visuelle toujours utile pour soutenir le débat sur un projet d’aménagement ou pour accompagner la prise de décision. Ce ne sont que quelques exemples, qui n’épuisent pas la très grande variété des avancées actuelles et à venir sur ce plan.

 

Au-delà des dimensions technologiques, les plus grandes avancées risquent probablement de venir des questionnements sur le plan écologique ou éthique qui traversent nos sociétés à l’heure actuelle. Les questions de transition écologique, d’adaptation aux changements climatiques et de préservation de la biodiversité seront présentes pour encore plusieurs années, voire plusieurs décennies. Par ailleurs, je remarque également, chez la relève scientifique, en particulier chez les étudiantes et les étudiants à la maîtrise ou au doctorat, un intérêt grandissant pour le développement de points de vue critiques, que ce soit sous l’angle des concepts de justice environnementale, d’équité de genre ou socioéconomique ou de ville inclusive. Si le développement des disciplines de l’aménagement s’est principalement concentré, au cours des dernières décennies, même depuis toujours, à améliorer la qualité de nos cadres de vie, tant sur les plans esthétique et écologique que sur le plan culturel, les prochaines décennies vont probablement servir à combler les angles morts de cette quête de qualité, soit l’inégalité d’accès à celle-ci, que l’on perçoit dans nos villes comme dans nos campagnes.

 

Comment envisagez-vous l’avenir dans votre champ de recherche ?

 

Le paysage et les enjeux qu’il soulève sont éminemment transversaux. Il faut, par conséquent, aborder cet objet à travers des approches transdisciplinaires et à travers le développement de démarches de recherche partenariales. Comme je le mentionnais préalablement, c’est un défi qui n’est pas unique, mais qui est tout de même particulier, à mon domaine de recherche et d’intervention.
 

Certaines décisions politiques ont-elles eu des répercussions dans votre champ d’expertise au cours des dernières années, et, si oui, de quel ordre ?

 

Au cours des vingt dernières années, trois lois sont venues reconnaître l’importance du paysage au Québec. En fait, il s’agit des trois premiers textes législatifs qui font usage du terme « paysage ». On parle ici de la Loi sur la conservation du patrimoine naturel (2002), de la Loi sur le développement durable (2006) ainsi que de la Loi sur le patrimoine culturel (2011). Force est d’admettre que cette reconnaissance est relativement récente et limitée, dans la mesure où elle ne concerne que certains paysages d’exception. Par exemple, depuis un an, on a été témoin de la création du premier statut de « paysage humanisé » (secteur de L’Île-Bizard, Ville de Montréal, juin 2021), et de la désignation du premier « paysage culturel patrimonial » à Rivière-Ouelle (août 2021). D’autres désignations, à venir, sont au stade de projet.

 

Au moment où le gouvernement québécois vient tout juste de déposer (juin 2022) le document de vision stratégique de la Politique nationale de l’architecture et de l’aménagement du territoire, d’aucuns reconnaissent que les attentes sont grandes pour une prise en compte plus cohérente des dimensions de paysage sur le plan de l’aménagement des milieux urbains, ruraux comme naturels. L’avenir permettra de tirer un bilan des plans et des actions concrètes qui prendront place sur le terrain, dans la foulée de cette dernière démarche.

 

Si vous aviez un livre à recommander au ministre responsable de votre domaine, quel serait-il ?

 

D’emblée, il importe de mentionner qu’il n’y a pas un ministre responsable de l’aménagement du territoire au Québec. Il y a plutôt plusieurs ministères qui, par leurs champs de compétence et d’intervention, ont des incidences, d’une façon ou d’une autre, sur le paysage et plus généralement sur les dimensions qualitatives du territoire. Il s’agit par exemple des ministères et des sociétés d’État qui interviennent en matière de culture, d’environnement, d’énergie, d’affaires municipales, de ressources naturelles, d’agriculture, de transport ou de tourisme. En plus de ces élues et élus provinciaux, j’ajouterais aussi l’ensemble des élues et élus municipaux, qui ont un rôle important à jouer en matière d’aménagement et d’urbanisme.

 

En vue de sensibiliser ces personnes aux questions de paysage, j’aurais tendance à faire deux recommandations. Le premier livre, intitulé Paysage en évolution. L’observatoire photographique de Memphrémagog (Presses de l’Université de Montréal, 2021), est un ouvrage coécrit par mes collègues de la CPEUM et de l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage (Gérald Domon, Gérard Beaudet et Karl Gauthier). En révélant, images à l’appui, l’évolution des paysages au cours des trois dernières décennies (1986-2017) pour un secteur reconnu pour ses attraits paysagers, cet ouvrage m’apparaît tout à la fois accessible et éclairant sur les actions à mettre en place pour protéger le patrimoine paysager. Le second ouvrage, intitulé Faire le paysage pour vivre et habiter le territoire, est actuellement en préparation. Il s’agit du guide pratique que j’ai évoqué en début d’entretien, que je dirige avec mon collègue Philippe Poullaouec-Gonidec, professeur émérite et chercheur associé à la CPEUM, ainsi que plusieurs collaboratrices et collaborateurs. Sa diffusion en accès libre est prévue d’ici la fin de 2022. Il fournira une boîte à outils aux élues et élus municipaux et aux intervenantes et intervenants régionaux qui souhaitent élaborer des visions d’aménagement stratégique en design urbain, approches sensibles à la prise en compte des valorisations paysagères, portées par les collectivités.

 

Quelle est l’une de vos grandes passions hormis votre travail ?

 

Le travail universitaire est passionnant et très valorisant. Par contre, il s’accompagne d’une charge mentale importante. À travers mes autres activités, je cherche à m’évader et à recharger mes batteries. J’ai toujours été plutôt actif (dans la mesure du possible !) et le sport a souvent été très présent dans mon quotidien (surtout avant de devenir prof !). La pandémie m’a donné l’occasion de m’investir dans un sport que je n’avais qu’effleuré plus jeune : le tennis. C’est un sport complet et ludique, et qui me permet de rencontrer différentes personnes que je n’aurais pas l’occasion de connaître autrement. Par ailleurs, la littérature, le cinéma et le jazz sont présents en trame de fond depuis toujours (ou presque !).

 

— Un article de Marie-Paule Primeau, rédactrice en chef, revue Dire 

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