Titulaire de la Chaire en gestion de la diversité culturelle et religieuse de l’Université de Montréal, Solange Lefebvre a été membre du comité des experts de la Commission Bouchard-Taylor et est régulièrement consultée par les médias et les organisations. Elle fut, en 2011, la première femme francophone en études religieuses reçue à la Société royale du Canada.
Question 1 : Parlez-nous de vos recherches actuelles.
Je travaille depuis le début de ma carrière sur les rapports entre la religion, la société et la culture. Dans le champ de la théologie (ce mot signifiant une réflexion sur Dieu ou sur la foi), cette recherche concernait, au début, le rapport entre foi et culture, entre église et monde. Depuis, les débats contemporains m’ont amenée à m’intéresser plus largement aux questions concernant la religion dans la sphère publique. L’État québécois a mené plusieurs réflexions collectives sur des questions religieuses, que ce soit la religion à l’école, le patrimoine religieux, les accommodements raisonnables ou la laïcité. J’ai été appelée à contribuer à ces débats de plusieurs manières, tant théoriquement, par mes livres et mes recherches, que concrètement, par l’intermédiaire d’expertises et de consultations auprès d’organisations.
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Je suis actuellement dans la dernière phase de deux projets de recherche. Je viens de déposer le rapport final d’une recherche sur l’extrémisme violent et le paysage médiatique en février 2020, dans le cadre du programme Actions concertées du Fonds de recherche du Québec – Société et culture. Mené avec une formidable équipe d’une vingtaine d’universitaires et d’experts, ce projet financé par le ministère de l’Immigration montre bien la complexité de l’influence des médias, tant sur les perceptions que la population nourrit à l’égard des différents types d’extrémismes que sur les trajectoires de personnes extrémistes[1]. On ne sera pas surpris que ces dernières soient davantage influencées par les médias sociaux que par les médias de masse. La religion peut être ou non un facteur radicalisant ; dans certains cas, elle protège de l’extrémisme violent. Pour ce projet de recherche, nous entrons dans la phase de diffusion des résultats, qui se terminera en 2021.
L’autre recherche concerne les besoins spirituels des personnes incarcérées dans les établissements provinciaux du Québec. Le ministère de la Sécurité publique m’a mandatée pour mener ce projet visant à réfléchir sur les services offerts dans les établissements, afin qu’il puisse répondre à ces besoins. Jusqu’à présent, j’ai recueilli avec mon équipe plus de 1 400 questionnaires sur papier, remplis par des personnes détenues, et interrogé plus d’une centaine d’autres s’étant portées volontaires. Quelques observations ont pu être menées dans certains établissements, juste avant la pandémie. Le monde de la « prison » est un monde très particulier, où le travail sur soi est inévitable. On y creuse les questions du sens de la vie et de la transcendance de manière parfois émouvante.
Question 2 : Qu’est-ce qui vous a profondément motivée à choisir les études religieuses ?
Je le dis sans ambages : au début, il s’agissait d’une recherche religieuse personnelle. J’étais en transition après mes études en musique, au Conservatoire de musique de Montréal, et avant de faire un autre choix de carrière, j’avais décidé d’étudier une année complète en théologie. Au moment où je faisais mes études, la théologie dominait dans les études religieuses au Québec. À présent, ce qu’on appelle « les sciences des religions » prend plus de place. L’année de transition s’est transformée en second choix de carrière et m’a conduite à un poste universitaire. Lorsque j’ai suivi mes premiers cours, j’ai vite été séduite par la perspective large qu’offrent les études religieuses. On y explore tout autant les textes sacrés et l’histoire des idées que les grands défis contemporains des religions, des courants spirituels et des sociétés, sans compter l’exploration des interrogations intimes de tout un chacun. C’est inépuisable et multidisciplinaire. La monodisciplinarité me paraît limiter la réflexion sur les grandes idées. En plus, une multitude de personnes et d’organisations gravitent autour du religieux, très engagées et en constante réflexion. Lorsque je suis en recherche de partenaires pour un projet, mon carnet est bien garni !
Question 3 : Quelle est l’entrave la plus importante à l’atteinte de résultats dans vos recherches ?
Je me fais un devoir de toujours mener mes projets à leur terme, sans quoi je n’en dors pas la nuit ! Toutefois, je crois que plusieurs collègues des sciences sociales et humaines partageraient mon point de vue : je manque parfois de temps, puisque la carrière universitaire n’est pas uniquement réservée à la recherche. La situation est la même pour mes cochercheurs et les étudiants, qui jouent le rôle précieux d’assistants de recherche, et dont il importe de ne pas entraver la trajectoire vers la fin de leurs études en les mobilisant trop pour nos projets. Heureusement, je finis toujours par faire aboutir les projets.
Question 4 : De quelle manière vos travaux touchent-ils le grand public ?
Le religieux est un thème qui soulève les passions, jamais l’indifférence. Surtout, chacun a quelque chose à dire sur le sujet. J’ai eu une chance inouïe, en tout début de carrière, alors que j’agissais comme assistante pour un projet de recherche sur les générations et leurs croyances, au sein de mon unité. La recherche eut tant de succès que je fus invitée par une cinquantaine de milieux publics, parapublics et communautaires à discuter des résultats, comme d’autres membres de l’équipe, d’ailleurs. Au niveau doctoral, j’ai renoncé à une occasion qui m’était offerte de devenir journaliste, pour poursuivre ma voie universitaire. J’ai toutefois conservé un lien régulier et cordial avec les médias, que j’apprécie et qui traitent souvent de la question religieuse. J’aime bien travailler sur des questions d’actualité, et qui répondent à des requêtes de gouvernance et à des questions collectivement importantes. C’est une grande responsabilité et les résonances dans le grand public sont nombreuses.
Question 5 : Travaillez-vous avec des collègues internationaux et, si oui, de quelle façon leurs recherches influencent-elles les vôtres ?
À ce sujet aussi j’ai eu beaucoup de chance. Ma chaire de recherche fut créée, en 2004, pour développer une expertise sur la religion dans la sphère publique, en même temps que des initiatives similaires surgissaient dans plusieurs pays du monde. À la faveur de l’obtention de plusieurs subventions du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, quelques collègues canadiens et moi-même avons noué des collaborations avec des chercheurs en Australie, dans les pays scandinaves, en Europe de l’Ouest, au Brésil. De plus, mon unité entretient des liens avec l’Afrique depuis plusieurs années, et un ancien doctorant, en poste au Maroc, est demeuré un excellent collaborateur. Ces expériences m’ont permis de me familiariser avec d’autres contextes, à la fois semblables au nôtre et différents de lui. Ces collaborations sont très importantes quand on travaille sur des questions comme la laïcité, car les données concrètes importent, les opinions courantes s’en tenant souvent à des perceptions ou à de vagues impressions. De plus, comme ce sont les meilleurs chercheurs du domaine, leurs questions de recherche et leurs approches m’influencent constamment, sans compter que ce sont des collègues agréables avec lesquels j’ai noué de belles amitiés.
Question 6 : Dans votre domaine d’expertise, quelle percée dans les 10 prochaines années représenterait une grande avancée ?
J’en verrais au moins deux. Une première percée serait à la fois théorique et pratique. Il s’agit de créer et de diffuser des connaissances claires et complexes sur le religieux, dans sa diversité croissante, qui pourraient dissiper les peurs souvent irraisonnées que nourrissent des personnes à son sujet. La deuxième concerne un nouveau projet sur l’éducation que j’amorce et qui vise à surmonter les affrontements entre les partisans et les opposants à un enseignement sur la culture religieuse à l’école. Il importe de proposer un projet sur les visions du monde, y compris les visions non religieuses, qui favoriserait la compréhension mutuelle dans notre monde tumultueux. Malheureusement, les biais politiques l’emportent trop souvent au Québec sur les impératifs de la rigueur à ce sujet. À preuve, l’intention de l’actuel ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, de repousser la culture religieuse dans les marges de l’enseignement, sous prétexte que le volet du programme appelé « Éthique et culture religieuse » serait trop controversé, me semble motivée par des considérations politiques. Ayant été témoin de l’investissement de dizaines de chercheurs et d’experts sur le sujet, et de celui de dizaines de millions de dollars de la part de l’État et de maisons d’édition pour mettre sur pied ce nouveau programme en 2008, je trouve cette position très déconcertante. Je suis sidérée de voir le politique renoncer à un projet qui fut si longuement réfléchi, sans même une évaluation rigoureuse de ses acquis, sous l’influence d’un petit noyau de polémistes. D’autres défis d’éducation sur le religieux se posent également, au niveau tant collégial qu’universitaire. Conserver aussi une place pour la théologie dans les études supérieures me paraît crucial, car c’est, depuis la fondation des universités, le grand lieu critique d’intelligence de la foi. Et je ne voudrais pas oublier la spiritualité, puisque le mot semble plus populaire à présent…
Question 7 : Comment envisagez-vous l’avenir dans votre champ de recherche ?
Essoufflant, comme toujours, mais captivant.
Question 8 : Si vous aviez un livre à recommander au ministre responsable de votre domaine, quel serait-il ?
Si j’opte pour l’Éducation, je recommanderais au ministre Roberge de relire quelques ouvrages de fond sur le programme « Éthique et culture religieuse », dont un livre que j’ai codirigé (Le programme d’éthique et culture religieuse. De l’exigeante conciliation entre le soi, l’autre et le nous, Presses de l’Université Laval, 2012), en plus de mes résultats de recherche sur les commissions portant sur la diversité à travers le monde (Public commissions on cultural and religious diversity. Analysis, reception and challenges, Routledge, 2017). On y découvre que l’obsession pour le port des signes religieux dans l’espace public, c’est comme l’arbre qui cache la forêt ! La discussion publique gomme plusieurs volets riches et bien assumés de la diversité dans nos sociétés, plus mûres que l’on ne le perçoit à ce sujet.
Question 9 : Si vous aviez un livre à offrir à une personne intéressée par la diversité culturelle et la science des religions, quel serait-il ?
J’aime bien les petits classiques de Mircea Eliade, remplis de profondes intuitions, comme Le sacré et le profane, ou encore Initiation, rites, société secrètes. J’y ai puisé une grande idée pour mon livre Cultures et spiritualités des jeunes (Bellarmin, 2008) : depuis le Moyen-Âge, l’initiation en est venue à passer davantage par l’imagination que seulement par les rites. C’est génial !
Question 10 : Quelle est l’une de vos grandes passions hormis votre travail ?
Observer les oiseaux autour de mes mangeoires et dans les parcs, surtout en temps de pandémie. Leurs chants inspiraient le grand compositeur Olivier Messiaen, dont j’ai joué quelques œuvres pour piano, jadis. Ils sont en effet de grands virtuoses. Je continue aussi à m’intéresser à l’évolution des générations, à travers les plus jeunes de ma famille, de moins de 4 ans, et les plus âgés de plus de 90 ans, qui sont tous vraiment très inspirants.