Entretien avec la professeure Marie-Colombe Afota
Marie-Colombe Afota est professeure adjointe à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal. Elle est également chercheuse associée au sein de l’Observatoire sur le mieux-être et la santé au travail (OSMET), de la Chaire de recherche « Reinventing Work » de l’ESCP Business School en Europe et du réseau international sur la technologie, le travail et la famille (INTWAF).
Parlez-nous de vos recherches actuelles.
De manière générale, mes recherches s’inscrivent dans le champ du comportement organisationnel. Je cherche à comprendre les raisons qui sous-tendent les comportements, les attitudes et les émotions des personnes au travail.
Abonnez-vous à notre infolettre!
Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!
Je travaille actuellement sur deux grands projets de recherche. Le premier porte sur la qualité des relations entre les gestionnaires et le personnel, et il se décline en plusieurs axes. Je cherche à comprendre les mécanismes qui expliquent que certains gestionnaires et employés développent des relations d’amitié au fil du temps, et l’influence de ces relations sur le personnel impliqué. Cette question est importante, car les structures organisationnelles se sont aplaties au cours des dernières décennies, les relations entre les gestionnaires et la main-d’œuvre sont devenues moins formelles et, en même temps, de nombreux travaux de recherche ont montré que les gestionnaires avaient intérêt à nouer des relations de bonne qualité avec leur personnel. Pour autant, à quel moment une relation entre un gestionnaire et une personne de son équipe devient-elle « trop » personnelle ? Quels sont les risques que pose une trop grande intimité ? Le personnel a-t-il intérêt à garder un minimum de distance avec son supérieur hiérarchique ? Ce sont autant de questions auxquelles je tente de répondre.
Le deuxième volet de ce projet vise les relations entre gestionnaires et employés à l’ère du télétravail. Nous savons que le télétravail modifie les relations humaines, mais avons encore très peu de connaissances concernant son influence sur la qualité des relations qui se développent, notamment entre les gestionnaires et le personnel. Je cherche donc à recenser les comportements et les facteurs qui favorisent le développement de relations productives et de bonne qualité en contexte de télétravail intensif, ainsi que la nature et l’évolution de ces relations.
Mon second projet de recherche porte de façon plus large sur l’adaptation du personnel au télétravail. L’adoption massive et inattendue du télétravail intensif (c.-à-d. au moins trois jours par semaine) au début de la pandémie de COVID-19 est venue profondément bousculer le quotidien des travailleuses et des travailleurs, et tout indique que le télétravail intensif s’installera durablement. Face à ce bouleversement, je trouve urgent que les chercheuses et les chercheurs bâtissent, par leurs recherches, un socle de connaissances solides et univoques. C’est ce que je m’efforce de faire. L’un de mes travaux s’intéresse par exemple à l’effet du télétravail intensif sur le sentiment d’appartenance à un collectif, sur le bien-être du personnel et sur le sens donné au travail dans le temps. L’enjeu est de cerner les répercussions du télétravail intensif au fil des mois et des années. Un autre de mes travaux, récemment publié, a de son côté montré que le personnel en télétravail avait tendance à se montrer constamment disponible et à allonger ses heures de travail afin de prouver son engagement et sa performance à l’employeur.
Qu’est-ce qui vous a profondément motivée à étudier les relations industrielles ? J’ai initialement étudié en administration des affaires et travaillé pendant plus de 10 ans en entreprise. Cette longue expérience m’a profondément marquée, car j’ai commencé à me questionner sur de nombreux comportements que j’observais autour de moi : la course aux longues heures de travail, le silence des uns et des autres face à des comportements abusifs de la part des gestionnaires, la dépendance de certaines personnes au travail… J’ai entrepris de lire des ouvrages sur la question, avant d’obtenir une maîtrise en psychologie du travail, suivie d’un doctorat en comportement organisationnel.
Quel est le défi le plus important à l’atteinte de résultats dans vos recherches ?
Je dirais que le défi le plus important concerne la collecte de données de qualité. Beaucoup de recherches dans mon domaine de spécialisation utilisent des données transversales, c’est-à-dire recueillies en une seule fois. Or, ces données ne permettent pas d’établir de liens de causalité entre les variables. Des conclusions solides peuvent difficilement être tirées à partir de ces recherches, car l’interprétation de la direction des relations entre les variables demeure incertaine. Pour ce faire, une collecte de données longitudinales, c’est-à-dire sur plusieurs semaines, mois, voire années, s’avère primordiale. Néanmoins, les entreprises, qui sont davantage dans le court terme, comprennent mal la nécessité d’attendre des mois pour obtenir des résultats. Certaines sont aussi réticentes à autoriser les chercheuses et les chercheurs à interroger leur personnel sur des sujets sensibles (p. ex., supervision abusive, sentiment de la main-d’œuvre d’être surveillée). Un vrai travail de fond doit donc être fait pour nouer des relations durables et de confiance avec des organisations afin d’obtenir des données de qualité.
De quelle manière vos travaux touchent-ils le grand public ?
Le champ du comportement organisationnel est très orienté vers la pratique. De chaque recherche naissent des implications pratiques que les gestionnaires et les organisations peuvent prendre en considération. Par exemple, lorsque le personnel en télétravail pense que l’employeur continue de valoriser la présence physique sur le lieu de travail, il se sent obligé de se montrer constamment disponible et ne parvient plus à « déconnecter » du travail. Dans ce cas, nous pouvons suggérer aux entreprises et aux gestionnaires de clarifier leurs attentes envers les télétravailleuses et télétravailleurs. Nous pouvons aussi suggérer aux entreprises qui mettent en place le télétravail d’arrêter de valoriser la présence physique sur le lieu de travail en offrant les meilleures perspectives d’avancement et de carrière à celles et à ceux qui sont davantage présents sur le site. Cela peut entre autres passer par une révision des indicateurs de performance, qui mériteraient d’être le plus précis et quantifiables possible.
Cela étant dit, la diffusion des résultats de recherche au sein des milieux de pratique est, à mes yeux, encore insuffisante. Selon moi, nous avons, en tant que chercheuses et chercheurs, le devoir de diffuser au maximum nos travaux auprès des entreprises et des gestionnaires.
De nombreux moyens existent pour diffuser les résultats de recherche auprès des milieux de pratique : séminaires, tables rondes, entrevues pour la presse grand public, publications dans des revues à destination du personnel professionnel, etc. J’utilise notamment le média La Conversation, qui propose aux chercheuses et aux chercheurs de rédiger des articles Web à destination du grand public afin de vulgariser leurs recherches.
Travaillez-vous avec des collègues d’autres pays et, si oui, de quelle façon leurs recherches influencent-elles les vôtres ?
Oui, et ces collaborations sont très riches ! Je travaille notamment au sein d’une chaire de recherche sur le futur du travail basée en France, avec des équipes de recherche de diverses nationalités européennes. Cela donne lieu à des échanges très intéressants, car le rapport que les individus entretiennent avec leur travail diffère significativement en Amérique du Nord et en Europe, et même entre les pays européens. Par exemple, des travaux ont montré que les travailleuses et les travailleurs américains sont encore très influencés par l’éthique de travail protestante qui fait du travail une valeur morale. Ainsi, travailler beaucoup revient à démontrer sa moralité. En Europe latine, au contraire, le travail est souvent perçu comme appartenant à la sphère économique et donc indépendant, voire en contradiction, avec la sphère privée.
Les modes de management sont aussi très variés : le télétravail, par exemple, se heurte à moins de réticences en Amérique du Nord que dans certains pays d’Europe, comme la France, où subsiste un besoin de contrôler le personnel.
Dans votre domaine d’expertise, quelle percée représenterait une grande avancée dans les dix prochaines années ?
Je ne suis pas certaine qu’une percée significative puisse révolutionner mon champ de recherche autant que cela pourrait être le cas dans le domaine médical ou des sciences pures, par exemple. En revanche, certaines avancées pourraient faciliter l’acquisition de connaissances plus précises sur le vécu des individus au travail. Je pense entre autres à l’utilisation des neurosciences, qui pourrait permettre de mieux appréhender les émotions et les pensées qui conduisent les individus à se comporter de telle ou telle façon. Aujourd’hui, l’immense majorité des recherches en comportement organisationnel utilise des questionnaires dits « autorapportés » qui évaluent la perception des individus. Cette méthode, bien qu’utile, comporte néanmoins de nombreux biais liés par exemple à la mémoire, au niveau de conscience ou à la désirabilité sociale. L’utilisation de méthodes de collecte issues des neurosciences pourrait éliminer ces biais. Au fond, l’idée serait d’aller mesurer l’information directementà la source, c’est-à-dire dans le cerveau des répondantes et des répondants !
Comment envisagez-vous l’avenir dans votre champ de recherche ?
Je pense que les questions qui seront soulevées dans les prochaines années tourneront autour de deux axes : les nouvelles formes d’organisation du travail (p. ex., télétravail, travail asynchrone, flex office [bureau flexible], semaine de quatre jours) et l’intelligence artificielle. Dans ces deux champs, les recherches ont déjà débuté depuis plusieurs années, voire des décennies, mais elles s’accéléreront rapidement au cours des prochaines années. Dans le cas de l’intelligence artificielle, par exemple, la mise à disposition de ChatGPT au grand public nous a montré que le bouleversement pouvait être très soudain. La même chose pourrait se produire au sein des organisations et susciter une réorientation massive des travaux de recherche.
Certaines décisions politiques ont-elles eu des répercussions dans votre champ d’expertise au cours des dernières années et, si oui, de quel ordre sont-telles ?
Sur la question des modes de travail, comme je l’ai expliqué, l’obligation de télétravail pendant la pandémie a eu répercussions majeures sur mon champ de spécialisation. Les recherches portant sur le télétravail ont démarré dans les années 1970, mais restaient limitées et majoritairement consacrées aux télétravailleuses et télétravailleurs occasionnels. Avec l’obligation de télétravail intensif pour des millions de personnes, le gouvernement a indirectement suscité le déploiement d’efforts de recherche soutenus sur cette question.
Au Québec plus spécifiquement, la modernisation du régime de santé et de sécurité du travail en 2021 a permis de mettre en lumière les problématiques liées à la santé mentale au travail en accordant une place importante à la santé psychologique. À l’échelle provinciale, cela a indirectement bénéficié au dynamisme des recherches portant sur la santé mentale en milieu de travail : les entreprises sont plus ouvertes à collaborer avec les chercheuses et les chercheurs, et les subventions sont plus nombreuses.
Si vous aviez un livre à offrir à une personne intéressée par la santé psychologique au travail, quel serait-il ?
Pendant mon doctorat, je me suis intéressée à la question des longues heures de travail et du phénomène de la dépendance au travail, ou workaholisme. À l’époque, The overworked American: The unexpected decline of leisure, livre de la sociologue et économiste américaine Juliet Schor, m’a beaucoup marquée. Il met en exergue les phénomènes sociétaux qui conduisent les individus, souvent de manière inconsciente, à surinvestir la sphère professionnelle aux dépens de la sphère privée. L’ouvrage date un peu, mais reste tout à fait pertinent en 2023.
Sur un thème similaire, je conseillerais aussi The time bind: When work becomes home and home becomes work, de la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild (tous ses livres méritent d’être lus !). À travers des récits de vie, elle décortique les dynamiques de conflits et les tentatives de conciliation entre les sphères professionnelles et privées, avec cette idée controversée que le travail peut parfois servir de refuge pour les individus face aux exigences de la vie domestique.
Enfin, le cinéma a produit de très bons films et documentaires sur la question du travail et de ses enjeux sur la santé mentale des travailleuses et des travailleurs : J’ai (très) mal au travail de Jean-Michel Carré, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, de Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau, et Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout méritent particulièrement d’être vus.
Quelle est l’une de vos grandes passions hormis votre travail ?
La course à pied. J’ai couru mon premier marathon en octobre dernier sur le parcours du P’tit train du Nord. La course à pied me procure un bien-être physique et mental dont je ne peux me passer. Mais elle est aussi un formidable outil de réflexion : c’est souvent lors de mes sorties que les idées me viennent. Aujourd’hui, quand je bloque sur une question, au lieu de m’obstiner, j’enfile mes chaussures de course.
— Marie-Paule Primeau Rédactrice en chef