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Dans le premier article, le Détecteur de rumeurs résumait ses trucs et astuces pour authentifier des images et des vidéos sorties de leur contexte par des désinformateurs. Mais au-delà des images, il existe aussi des histoires et des théories du complot qui, parfois des semaines avant l’invasion de l’Ukraine, ont été inventées de toutes pièces pour justifier la guerre. Comme l'histoire des laboratoires biologiques.


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Pour certains en effet, l’existence de présumés « laboratoires biologiques » (en anglais, biolabs) américains secrets en Ukraine expliquerait les bombardements russes. Au point où le hashtag #USBiolabs a été parmi les « tendances » sur Twitter pendant quelques heures, au cours de la première journée de l’invasion, le jeudi 24 février. L'idée a aussi été relayée par des internautes francophones, dont le Youtubeur complotiste Silvano Trotta (connu pour avoir partagé avant 2020 de nombreuses théories du complot, puis devenu beaucoup populaire grâce à celles qu’il propage sur la pandémie).

Selon le site de vérification des faits Snopes, l’un des premiers internautes à avoir relayé cette fausse nouvelle —peut-être même celui qui l’a créée— est l’auteur d’un compte Twitter appelé « WarClandestine » (aujourd’hui suspendu). Il  a publié une carte, prétendument celle des laboratoires (les points rouge sur la carte ci-dessous), sur laquelle il a superposé les lieux des bombardements russes dans la matinée du 24 février (les cercles verts ci-dessous). Cela « prouverait » à ses yeux que les bombardements russes visaient en fait les laboratoires.

DDR - Ukraine - Carte - Biolabs

 

Or, dans les faits, les deux cartes ne correspondent pas. Sachant que chaque cercle vert peut représenter jusqu’à des dizaines de bombardements, ça en laisse plusieurs (en mauve) où il n’y a pas ces prétendus laboratoires. De plus, chaque cercle vert, qui fait au moins 40 km de diamètre, désigne en fait une ville: les bombardements russes visent leurs aéroports ou leurs bases militaires et autres lieux stratégiques.  Enfin, depuis la publication de cette carte le 24 février, la liste des lieux bombardés en Ukraine n’a cessé de s’allonger.

Certains des désinformateurs sont allés jusqu’à associer ces laboratoires à la COVID — selon eux, il s’agirait de laboratoires servant à fabriquer le coronavirus, et la Russie, en ciblant ceux-ci, serait donc intervenue pour protéger la planète de la pandémie. Or, cette idée qu’il existerait des bio-laboratoires secrets circulait bien avant la pandémie. On en trouve des traces depuis au moins 2018. Elle pourrait avoir son origine dans un véritable partenariat entre les gouvernements américain et ukrainien remontant à 2005 pour l’importation d’équipement médical dans la lutte contre les maladies infectieuses.   

 

Une montée en flèche de la désinformation pour justifier la guerre

Mais cette histoire n’est qu’une parmi plusieurs qui se sont multipliées pendant les semaines précédant l’invasion, notamment sur l’application de messagerie Telegram, abondamment utilisée par le gouvernement russe. Et on retrouve parmi ces histoires toutes sortes de théories du complot, comme « c’est une opération de Poutine contre le Deep State » ou « tous les crimes des mondialistes sont cachés en Ukraine ».

Que ce soient des théories du complots ou de simples interprétations douteuses pour justifier la guerre, au moins trois chercheurs cités par différents médias depuis l’invasion rapportent une hausse marquée, sur les réseaux sociaux, de termes tels que « l’agression ukrainienne », en plus des termes « fascistes » et « nazis ». Le Britannique Ben Strickland, du Centre for Information Resilience, un organisme spécialisé dans le suivi des campagnes de désinformation, déclarait le 24 février avoir observé un virage « dans les derniers jours ». À partir du 14 février, apparaissent « des mots-clefs spécifiques sur l’agression ukrainienne et un récit repris sur toutes les plateformes et les médias d’État russes ».

L’Américain Bret Schafer, directeur d’un groupe de consultants en sécurité, notait le 25 février « une escalade », depuis une semaine, du récit selon lequel « la Russie doit se protéger de cette meute ukrainienne nazie génocidaire ». Il donnait en exemple un directeur de la télévision d’État RT (anciennement Russia Today) qui aurait déclaré en direct que les autorités ukrainiennes s’apprêtaient à gazer leur peuple.

Plusieurs médias ont incidemment noté la semaine dernière, avant l’invasion, la diffusion de plusieurs vidéos « de piètre qualité » sur RT et montrant de prétendus crimes commis par des soldats ukrainiens.

Et le président d’une firme israélienne de technologie, Cyabra, rapporte pour sa part une hausse de 11 000%, le 14 février, des messages anti-ukrainiens sur un échantillon choisi de comptes Twitter, par rapport à quelques jours plus tôt.

Au point où, lorsqu’on en arrive au 24 février, le déferlement de fausses nouvelles est tel qu’il suggère ce paragraphe à deux journalistes de l’Associated Press: « Les messages, vidéos et photos qui circulent à travers Twitter, Facebook et Telegram dépassent de loin, en nombre, les bombardements aériens qui tombent sur l’Ukraine ».

Est-ce que cette désinformation est efficace? Chez certains groupes de plusieurs pays, oui, du moins avant l’invasion. Il restera à vérifier si l’ampleur imprévue de l’attaque russe, depuis le 24 février, pourrait avoir modifié l’opinion de ces groupes.

Ainsi, en Slovaquie, pays voisin de l’Ukraine, un des élus du parlement, Lubos Blaha, déclarait la semaine dernière, avant l’invasion, être « convaincu que [Poutine] veut la paix » et affirmait que l’Ukraine était « contrôlée par des clans oligarchiques, le néonazisme et les russophobes ».

Et plus près de nous, lorsque la question avait été posée aux Américains en janvier, les électeurs du parti républicain étaient plus nombreux à voir d’un oeil favorable Vladimir Poutine que Joe Biden.

 

Photo: En attente d'un train vers la Pologne à Lviv, 26 février / Nicktys / Dreamstime.com

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