Les pluies importantes de cet été au Québec sont-elles une conséquence des changements climatiques? C’est une hypothèse plausible. Pourtant, cet été, des groupes conspirationnistes sur Facebook ont plutôt blâmé la géoingénierie et sont parvenus à greffer les chemtrails à leurs allégations. Une association d’idées qui a un historique, a constaté le Détecteur de rumeurs.
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Qu’est-ce que la géoingénierie?
Dans son article sur ce sujet, l’encyclopédie Britannica décrit la géoingénierie comme une approche scientifique consistant à manipuler à grande échelle certains phénomènes météorologiques afin de modifier le climat. Le terme englobe aujourd’hui une foule d’actions ou de technologies qui, pour la plupart, n’existent encore que sur papier.
On doit les premières tentatives de géoingénierie à des technologies développées pendant la Deuxième Guerre mondiale. La plus ancienne est l’ensemencement des nuages, dans l’espoir de provoquer des précipitations. Les expériences les plus récentes ont toutefois montré que cette technologie ne pouvait pas être appliquée à grande échelle et ne permettait pas de produire des quantités de pluie significatives (voir notre texte sur le sujet).
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Ces dernières années, d’autres stratégies ont été imaginées dans le but de ralentir ou même stopper le réchauffement de la planète. L’une d’elles, la gestion du rayonnement solaire, consisterait à diminuer la quantité de radiation solaire qui atteint la Terre: pour cela, on propose qu’une partie soit « réfléchie » vers l’espace, par exemple par l’injection de tonnes de dioxyde de soufre dans l’atmosphère, par le blanchiment des nuages grâce à des brumes d’eau salée ou encore par l’installation de miroirs en orbite terrestre.
La géoingénierie demeure toutefois un sujet très controversé, même chez ceux qui y travaillent, notait en 2019 le chercheur allemand Joachim Allgaier dans un article sur la façon dont la géoingénierie est abordée sur YouTube. Plusieurs experts rappellent en effet que ces stratégies relèvent encore de la science-fiction et qu’il faut être prudent avant de les utiliser. Spécialement à grande échelle, puisqu’on ne comprend pas bien les risques qui y sont associés.
L’utilisation qui est faite du mot « géoingénierie », par exemple dans le contexte des feux de forêt de cette année, témoigne toutefois que la communauté scientifique a eu de la difficulté à faire comprendre qu’il s’agissait d’un concept encore hautement théorique. C’est ce que faisait remarquer dès 2016 la chercheuse britannique Rose Cairns dans un article publié dans le Geographical Journal. C’est dans ce contexte, constatait-elle, que certains complotistes sont allés jusqu’à intégrer le terme à leurs théories sur les chemtrails.
Chemtrails et géoingénierie
La croyance aux chemtrails remonte à la fin des années 1990. Ses défenseurs prétendent que des millions d’avions commerciaux répandent délibérément des substances toxiques dans l’air depuis des décennies. Ce faisant, ces avions produiraient des traînées blanches dans le ciel: les chemtrails.
La théorie ne tient pas la route: les traînées blanches sont en fait de la vapeur d’eau (en anglais, on dit contrails ou traînées de condensation). Les chemtrails sont donc une invention des complotistes et n’ont rien à voir avec la géoingénierie.
N’empêche qu’en 2017, des chercheurs de l’Université Harvard estimaient que 10 % des Américains croyaient « complètement » à l’existence des chemtrails et que 20 à 30 % y adhéraient « en partie ». En 2010, ces proportions étaient respectivement de 3 % et 14 %.
Quand géoingénierie devient synonyme de complot
Déjà en 2016, dans son analyse de 72 textes provenant de 20 sites web consacrés à la théorie des chemtrails, Rose Cairns notait que le terme chemtrails était utilisé de façon interchangeable avec « géoingénierie ». Selon les complotistes, les données sur la géoingénierie confirmeraient leur croyance: il leur faut toutefois pour cela invoquer l’existence hypothétique d’un programme secret de modification du climat.
En 2017, les chercheurs de Harvard ont étudié des publications sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, YouTube, Google Plus, Tumblr et certains blogues) qui contenaient des mots associés à géoingénierie. Ils ont conclu eux aussi que 60 % du discours sur le sujet était assimilable à des théories du complot, et généralement en lien avec les chemtrails.
En 2018, Joachim Allgaier a analysé 200 vidéos sur YouTube qui portaient sur le climat et les modifications du climat. Il a constaté que plus de 90 d’entre elles propageaient des théories conspirationnistes. En fait, 93 % des résultats associés à une recherche des termes « geoengineering » ou « climate modification » menaient à des vidéos défendant la croyance dans les chemtrails.
Enfin, en 2023, des chercheurs de l’Université Cambridge ont étudié des tweets publiés de 2009 à 2021 et contenant le mot-clic #geoengineering. Ils ont observé l’omniprésence du terme chemtrails dans ces publications et ont noté qu’elles devenaient de plus en plus « agressives » avec le temps.
Selon Rose Cairns, l’utilisation du terme « géoingénierie » a pour avantage de donner une apparence de crédibilité aux chemtrails. Cette interprétation est partagée par Joachim Allgaier qui conclut que les conspirationnistes ont complètement détourné le terme « géoingénierie ».
Les chemtrails plutôt que les gaz à effet de serre
Tout ce discours vient de pair avec un déni de la responsabilité des gaz à effet de serre dans les changements climatiques. En 2016, Rose Cairns notait que certains complotistes croyaient que l’objectif des chemtrails était de réchauffer la planète pour faire fondre les glaces de l’Arctique, et ainsi avoir accès aux réserves de pétrole qui s’y trouvent. Dans les textes analysés, la chercheuse a observé que les chemtrails y étaient présentés comme responsables de la sécheresse en Afrique, des feux de forêt, du déclin des abeilles ou de la diminution des stocks de pêche.
Résultat, pour les complotistes, le discours scientifique sur le réchauffement climatique serait non seulement un canular, mais aussi une façon de dissimuler la géoingénierie qu’effectueraient les gouvernements dans le plus grand secret. Dans un article prépublié en 2021, deux chercheurs de la Pennsylvanie ont analysé des données de la plateforme X (alors Twitter) afin d’identifier les théories conspirationnistes les plus souvent utilisées par les climatosceptiques. Les deux théories les plus populaires étaient celle sur les chemtrails, suivie de la géoingénierie au sens large.
Quatre chercheurs allemands ont pu le confirmer la même année, en analysant les commentaires accompagnant sur YouTube une vidéo de la télévision allemande sur d’importantes inondations ayant alors ravagé l’ouest de l’Allemagne. En juin 2024, la journaliste de l’Agence France-Presse Manon Jacob rapportait pour sa part les propos de commentateurs conservateurs qui blâmaient l’ensemencement des nuages pour les inondations observées cette année un peu partout sur la planète.
Enfin, dans un chapitre d’un livre sur « les discours de la désinformation » paru en 2023, la scientifique britannique Isobelle Clarke a analysé la façon dont les changements climatiques sont abordés sur les sites qui font la promotion des pseudosciences et des théories du complot. Elle a noté que certains utilisaient le terme « géoingénierie » pour parler des chemtrails.
Selon cette chercheuse, ces climatosceptiques ne nient toutefois pas le réchauffement de la planète, mais croient que la géoingénierie est beaucoup plus dangereuse que les émissions de CO2. Ce genre de discours s’observe aussi dans les groupes conspirationnistes québécois.
En semant le doute dans l’esprit des gens, les climatosceptiques retardent les actions pour lutter contre les changements climatiques, déplorait Isobelle Clarke. Cette analyse est partagée par les chercheurs de la Pennsylvanie qui ajoutaient que les théories complotistes empêchent une communication efficace sur les changements climatiques.
Verdict
Si plusieurs ont été surpris de voir surgir cette année, sur les réseaux sociaux, une association d’idées entre chemtrails et feux de forêt, cette association d’idées remonte en fait à près d’une décennie. Une confusion s’est installée entre la théorie de la géoingénierie et la réalité de la géoingénierie. Une autre confusion semble s’installer entre les mots géoingénierie et chemtrails.