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Quels éléments sont nécessaires pour devenir un expert dans un domaine tel que la musique, les échecs, les sports, les mathématiques ou les arts ? Certains chercheurs en psychologie défendent l’idée que la pratique échelonnée sur de nombreuses années serait essentiellement ce qui permet d’atteindre un niveau de maîtrise exceptionnel. D’autres affirment que la pratique n’est pas suffisante, et que différents facteurs y contribuent, notamment la génétique, la personnalité, la mémoire, les occasions, et même certains traits autistiques.

Le célèbre compositeur autrichien Wolfgang Amadeus Mozart, symbole de virtuosité musicale, a commencé à jouer de la musique à 3 ans, et créait déjà ses premières œuvres à 6 ans. Il aurait assisté, à 14 ans, au Miserere de Gregorio Allegri, une pièce dont les partitions n’étaient pas publiées, et il serait parvenu à le transcrire à l’aide de sa seule mémoire [1]. Les virtuoses comme Mozart fascinent. Les champions aux Jeux olympiques, les génies du violon ou encore les grands maîtres d’échecs sont pourvus d’habiletés exceptionnelles. Quelques-uns d’entre eux atteignent même leur statut d’expert avant l’adolescence ; le qualificatif prodige leur est alors attribué. Les observer pousse à se demander comment l’être humain est capable de développer ces habiletés hors de l’ordinaire.

La règle des 10 000 heures

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Le mot expert fait ici référence aux gens qui atteignent de façon récurrente des niveaux de performance exceptionnels dans un domaine [2]. Une des théories les plus influentes dans le domaine de l’expertise est celle de la pratique délibérée. Celle-ci consiste en des activités qui ont été spécialement conçues pour améliorer le niveau de performance actuel. Ces activités peuvent être développées par la personne qui apprend, ou bien par un autre individu, comme un professeur ou un entraîneur [3]. Dans son étude de 1993 largement citée et intitulée The role of deliberate practice in the acquisition of expert performance, le psychologue suédois K. Anders Ericsson suggère que le haut niveau de performance dans un domaine complexe, tel que la musique ou les échecs, reflète la quantité de pratique délibérée effectuée par l’individu, et non quelque talent préexistant [4]. Il a constaté que les musiciens experts, soit 10 violonistes et 12 pianistes, avaient atteint près de 10 000 heures de pratique au début de l’âge adulte, un nombre plus élevé que les musiciens amateurs du même âge. Selon lui, les différences entre les experts et la population adulte générale ne sont donc pas liées au talent inné, mais plutôt à une dizaine d’années ou plus de pratique délibérée.

Inspiré par les travaux du professeur Ericsson, le journaliste canadien Malcolm Gladwell introduit dans son ouvrage à succès Les prodiges, paru en 2008, la maintenant populaire règle des 10 000 heures. Selon ce principe, 10 000 heures de pratique délibérée seraient nécessaires pour parvenir au statut d’expert. M. Gladwell présente ainsi plusieurs personnages célèbres qui ont excellé dans leur domaine et qui, selon leur biographie, avaient immanquablement effectué ce nombre d’heures de pratique avant de réaliser leurs exploits. Par exemple, les Beatles, un des groupes de rock les plus populaires et ayant vendu le plus d’albums au monde, auraient eu l’occasion de jouer devant un public de nombreuses heures par soir, pendant plusieurs années, atteignant de cette façon plus de 10 000 heures de pratique avant leur arrivée en Amérique. Bill Gates aurait lui aussi pu s’exercer autant d’heures sur des ordinateurs et ainsi devenir un expert en informatique, avant de lancer sa propre compagnie, Microsoft [5].

Dans le même ordre d’idées, Dan McLaughlin, un photographe américain de 30 ans, quitte son emploi en 2010 et se lance corps et âme dans le golf. Alors qu’il n’avait jamais joué de 18 trous de sa vie, il entame l’apprentissage du golf, aspirant à devenir un golfeur professionnel. Pour son projet, baptisé le « Dan Plan », McLaughlin enregistre ses heures de pratique et sa progression sur son blogue [6]. Dan a été très inspiré par les travaux du chercheur suédois K. Anders Ericsson, et pense donc qu’en pratiquant assez, il pourra devenir champion. Y arrivera-t-il ? La réponse après 10 000 heures !

Expert avant 10 000 heures

Cette vision de l’expertise comme résultat de la pratique seule ne fait cependant pas l’unanimité dans la communauté scientifique. Plusieurs études, effectuées notamment auprès d’experts aux échecs et d’athlètes de haut niveau, ne corroborent pas la règle des 10 000 heures. Par exemple, les chercheurs Fernand Gobet et Guillermo Campitelli ont observé une grande variabilité dans le nombre d’heures de pratique chez les experts aux échecs, qui variait d’un peu plus de 700 à 16 000 heures de pratique avant que la personne devienne maître d’échecs [7]. Par ailleurs, une équipe de chercheurs américains a évalué le nombre d’heures de pratique chez 8 nageurs d’élite et 11 nageurs de sous-élite [8]. Les nageurs d’élite avaient soit gagné une médaille olympique, soit été dans le top 5 mondial. Les nageurs de sous-élite ne remplissaient pas ces critères, mais avaient participé à des concours nationaux. Le nombre d’heures de pratique moyen, d’environ 7 500 heures, n’était pas significativement différent entre les groupes, ce qui veut dire que les meilleurs nageurs n’avaient pas nécessairement pratiqué plus. Selon ces auteurs, d’autres facteurs que les heures de pratique seraient ainsi impliqués dans l’expertise.

Le Norvégien Magnus Carlsen est le meilleur joueur d’échecs au monde, et constitue un autre exemple qui vient défier la règle des 10 000 heures. Considéré comme un prodige des échecs, il a reçu son titre de grand maître international, un des plus hauts titres qui puissent être accordés à un joueur d’échecs, à 13 ans, et il détient actuellement le record mondial du plus haut score jamais obtenu aux échecs [9]. Or, selon les chercheurs anglais Fernand Gobet et Morgan H. Ereku, il aurait accumulé moins d’heures de pratique que les 10 joueurs suivants dans le palmarès mondial [10].

Les prodiges, une exception à la règle

Un paradigme intéressant pour l’étude de l’expertise est d’ailleurs celui des prodiges comme le joueur d’échecs Magnus Carlsen. Dans ce champ de recherche, un prodige se définit comme quelqu’un qui a atteint un niveau d’expertise comparable à celui d’un professionnel, et ce, typiquement avant l’adolescence [11]. Puisqu’ils atteignent un très haut niveau de performance à un jeune âge, les prodiges n’ont tout simplement pas eu le temps d’avoir accompli les 10 000 heures de pratique. Alors, qu’ont-ils de spécial ? Auraient-ils un talent préexistant ou des habiletés particulières qui favoriseraient le développement de leur expertise ? Peu de chercheurs ont étudié des groupes de prodiges, et plusieurs de ces questions restent donc en suspens.

La psychologue américaine Joanne Ruthsatz, une des seules chercheuses à avoir étudié un tel groupe, a observé que les prodiges de différents domaines partagent une mémoire de travail *exceptionnellement élevée [12]. Les prodiges utiliseraient cette mémoire exceptionnelle dans l’apprentissage de leurs habiletés. Par exemple, le fait pour un individu de se souvenir des positions possibles aux échecs et d’analyser celles qu’il prévoit atteindre selon ses différentes stratégies à la suite du dernier coup de son adversaire ferait intervenir sa mémoire de travail, et cet avantage mnésique pourrait se traduire en une performance et un apprentissage facilités. Un autre aspect soulevé par la professeure Ruthsatz est que les prodiges possèdent aussi une attention aux détails * élevée, une caractéristique partagée par les gens atteints d’un trouble du spectre de l’autisme [13]. L’attention aux détails est une des cinq dimensions mesurées par le Quotient du spectre de l’autisme, un questionnaire destiné à évaluer les traits autistiques dans la population [14].

Par ailleurs, les familles de prodiges se caractériseraient par un pourcentage plus élevé de gens ayant un trouble du spectre de l’autisme que dans la population générale. En effet, dans son échantillon de huit prodiges étudié en 2012, la professeure Ruthsatz observe que la moitié d’entre eux ont un membre de leur famille au premier ou au second degré ayant reçu un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme. Le pourcentage de gens atteints d’un tel trouble dans la population aux États-Unis est d’environ 1 sur 68 (1,47 %), donc les familles de prodiges seraient plus sujettes à ce trouble [15]. Une recherche a examiné le lien entre les habiletés spéciales et les traits autistiques grâce à des rapports, écrits par les parents, sur plusieurs milliers d’enfants de 8 ans. Ils ont observé que si un enfant démontre une habileté exceptionnelle comparativement aux enfants de son âge, il a plus de chances d’exprimer des traits autistiques, plus particulièrement un style cognitif orienté vers les détails [16]. Une attention aux détails pourrait être ce qui permet à des musiciens novices de s’attarder sur des détails techniques de leur jeu et ainsi de l’améliorer, ou à des joueurs d’échecs de s’intéresser aux détails des différentes stratégies de jeu, ce qui leur procurerait un avantage sur les autres.

Le rôle de la génétique

Une étude en génétique au nom sans équivoque, Practice does not make perfect: No causal effect of music practice on music ability, a été effectuée auprès de plusieurs milliers de jumeaux identiques ou non, donc dotés d’un bagage génétique plus ou moins similaire. Les résultats de cette étude montrent que la pratique d’un instrument n’influencerait pas de manière causale les habiletés musicales. Ils révèlent plutôt que les variations génétiques seraient à l’origine des variations interindividuelles dans la propension à s’exercer ainsi que dans les habiletés musicales [17]. Ainsi, selon cette étude, si une personne a certains éléments héréditaires, elle est encline à travailler davantage et elle développera ses habiletés musicales. La chercheuse canadienne Kathleen Corrigal a pour sa part démontré que certains traits de personnalité influencent la propension à pratiquer la musique [18]. Plus précisément, le trait de l’ouverture à l’expérience, un trait de personnalité associé notamment à l’imagination, à l’originalité et à la curiosité, est celui qui a la plus grande influence sur la pratique musicale [19]. Quelqu’un ayant ce trait de personnalité serait peut-être plus enclin à vouloir apprendre et à s’intéresser à des activités artistiques, ce qui lui conférerait une tendance plus importante à s’impliquer en musique. Ainsi, selon ces deux études, une pratique soutenue et répétée, bien que nécessaire, serait indirectement liée à la performance. L’hérédité et la personnalité influenceraient davantage la pratique musicale, qui elle influencerait la performance.

L’importance des occasions

Dans son livre, le journaliste Malcolm Gladwell, qui a popularisé la règle des 10 000 heures, accorde une place importante aux occasions et aux coïncidences dans l’atteinte du succès. Par exemple, Bill Gates a eu la chance de pouvoir pratiquer la programmation sur un ordinateur, une occasion rare à l’époque, et il est né à un moment idéal pour l’essor de l’industrie de l’informatique [20]. Avoir des parents prêts à déménager pour permettre à leur enfant d’avoir accès à un mentor de plus haut niveau ou d’avoir accès à un instrument de musique sont d’autres exemples d’occasions qui peuvent contribuer au développement des habiletés exceptionnelles.

En somme, la pratique joue un rôle évident dans la performance ; sans elle, devenir meilleur est impossible. En effet, aucun des champions mentionnés dans cet article n’aurait pu atteindre son niveau d’expertise sans s’entraîner, ou sans avoir acquis les connaissances nécessaires pour réussir dans son domaine. La pratique seule ne semble toutefois pouvoir expliquer les variations interindividuelles dans l’acquisition de l’expertise. L’hérédité, la mémoire, une personnalité plus curieuse et une plus grande attention aux détails contribueraient aussi à l’acquisition d’habiletés de haut niveau.

L’étude de l’expertise ne vise pas à découvrir les informations qui permettraient de départager, dès un jeune âge, ceux qui deviendront assurément champions dans un domaine des autres qui n’atteindront peut-être jamais un niveau exceptionnel. Un enjeu éthique concernant l’éducation des jeunes se pose d’ailleurs ici. En effet, que dire à un enfant qui voudrait faire de la musique, mais qui n’afficherait pas la mémoire ou la personnalité associées au talent musical ? Investir dans l’éducation musicale de ce jeune devient-il une perte de temps ? L’objectif de la recherche dans le domaine est plutôt de mieux comprendre l’humain et les processus qui lui permettent d’acquérir des habiletés. Se renseigner sur les plus performants, par exemple sur les athlètes d’élite et les prodiges, permet d’en apprendre davantage sur les mécanismes d’apprentissage fondamentaux de l’humain. Peut-être même que, grâce aux connaissances acquises sur ceux qui deviennent experts, l’apprentissage de jeunes moins doués pourrait être amélioré.

 

Chanel Marion Saint-Onge  étudiante au programme de doctorat en psychologie à l'Université de Montréal

 

Lexique 

Attention aux détails : trait autistique qui inclut par exemple le fait de se concentrer sur les détails plutôt que sur le portrait global d’un objet, ou le fait de remarquer des détails que les personnes plus typiques ne remarqueraient pas.

Mémoire de travail : correspond au type de mémoire qui maintient de l’information temporairement et de façon à ce que la personne puisse l’utiliser [21]. Par exemple, la mémoire de travail est utilisée quand un individu doit redire dans l’ordre croissant des chiffres préalablement nommés au hasard par quelqu’un d’autre.

Trouble du spectre de l’autisme : condition dans laquelle les interactions sociales et le développement du langage sont affectés, et qui comprend également des comportements répétitifs. Comme de grandes variations dans les symptômes peuvent survenir, le terme trouble du spectre de l’autisme est maintenant utilisé pour nommer cette condition.

 

Références

[1] Deutsch, O. E. (1966). Mozart: A Documentary Biography. Palo Alto, Calif.  : Stanford University Press.

[2] Hambrick, D. Z., Oswald, F. L., Altmann, E. M., Meinz, E. J., Gobet, F. et Campitelli, G. (2014). Deliberate practice: Is that all it takes to become an expert?. Intelligence, 45, 34-45.

[3] Ericsson, K. A., Krampe, R. T. et Tesch-Römer, C. (1993). The role of deliberate practice in the acquisition of expert performance. Psychological Review, 100(3), 363-406.

[4] Ibid.

[5] Gladwell, M. (2008). Outliers: The Story of Success. New York, N. Y. : Little, Brown, and Co.

[6] The Dan Plan. (2017). What is The Dan Plan? Repéré à http://thedanplan.com/about/

[7] Gobet, F. et Campitelli, G. (2007). The role of domain-specific practice, handedness and starting age in chess. Developmental Psychology, 43(1), 159-172. doi : 10.1037/0012-1649.43.1.159

[8] Johnson, M. B., Tenenbaum, G. et Edmonds, W. A. (2006). Adaptation to physically and emotionally demanding conditions: The role of deliberate practice. High Ability Studies, 17(1), 117-136.

[9] Agdestein, S. (2004). Wonderboy: How Magnus Carlsen Became the Youngest Chess Grandmaster in the World. The Story and the Games. Alkmaar, Pays-Bas : New In Chess.

[10] Gobet, F. et Ereku, M. H. (2014). Checkmate to deliberate practice: The case of Magnus Carlsen. Frontiers in Psychology, 5. doi : 10.3389/fpsyg.2014.00878

[11] Ruthsatz, J., Ruthsatz-Stephens, K. et Ruthsatz, K. (2014). The cognitive bases of exceptional abilities in child prodigies by domain: Similarities and differences. Intelligence, 44, 11-14.

[12] Ibid.

[13] Ruthsatz, J. et Urbach, J. B. (2012). Child prodigy: A novel cognitive profile places elevated general intelligence, exceptional working memory and attention to detail at the root of prodigiousness. Intelligence, 40(5), 419-426.

[14] Baron-Cohen, S., Wheelwright, S., Skinner, R., Martin, J. et Clubley, E. (2001). The autism-spectrum quotient (AQ): Evidence from Asperger syndrome/high-functioning autism, males and females, scientists and mathematicians. Journal of Autism and Developmental Disorders, 31(1), 5-17.

[15] Christensen, D. L., Baio, J., Van Naarden Braun, K., … Yeargin-Allsopp, M. (2016). Prevalence and characteristics of autism spectrum disorder among children aged 8 years—Autism and developmental disabilities monitoring network, 11 sites, United States, 2012. Morbidity and Mortality Weekly Report. Surveillance Summaries, 65(3), 1-23. doi : 10.15585/mmwr.ss6503a1

[16] Vital, P. M., Ronald, A., Wallace, G. L. et Happé, F. (2009). Relationship between special abilities and autistic-like traits in a large population-based sample of 8-year-olds. Journal of Child Psychology and Psychiatry, 50(9), 1093-1101.

[17] Mosing, M. A., Madison, G., Pedersen, N. L., Kuja-Halkola, R. et Ullén, F. (2014). Practice does not make perfect: No causal effect of music practice on music ability. Psychological Science, 25(9), 1795-1803.

[18] Corrigall, K. A., Schellenberg, E. G. et Misura, N. M. (2013). Music training, cognition, and personality. Frontiers in Psychology, 4. doi : 10.3389/fpsyg.2013.00222

[19] John, O. P., Donahue, E. M. et Kentle, R. L. (1991). The Big Five Inventory—Versions 4a and 54. Berkeley, Calif. : Université de Californie à Berkeley, Institute of Personality and Social Research.

[20] Gladwell, op. cit.

[21] Lezak, M. D. (2004). Neuropsychological Assessment. New York, N. Y.  : Oxford University Press.

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