Ségrégation

Les inégalités de réussite scolaire ne sont pas seulement le fruit d’écarts socioéconomiques ou d’aptitudes. Elles sont aussi le produit du traitement différencié des élèves par le système scolaire [1]. En 2016, le Conseil supérieur de l’éducation du Québec tirait la sonnette d’alarme à ce sujet. Les élèves issus des classes sociales moyennes ou supérieures se retrouvent plus souvent dans des écoles privées ou publiques sélectives à programme particulier. Cette situation mène à une concentration d’élèves en difficulté ou défavorisés socialement dans les classes ordinaires des écoles publiques non sélectives, ce qui nuit à leur progression scolaire.

Malgré les objectifs d’équité affichés, le fonctionnement du système scolaire québécois contribue à avantager les élèves déjà favorisés socialement à travers les pratiques sélectives et le financement des établissements privés qui accueillent pourtant peu d’élèves défavorisés sur le plan socioéconomique. Ces mécanismes de discrimination scolaire mettent à mal l’égalité des chances de réussite des élèves. Ainsi, au Québec, un élève du secondaire ayant suivi un programme enrichi a près de six fois plus de chances de faire des études universitaires que ses camarades du programme régulier. Si l’élève est scolarisé dans un établissement privé, ses chances d’entrer à l’université sont multipliées par neuf [2]

Cet écart s’explique seulement en partie par des différences de performances, car même avec des résultats scolaires comparables, les chances d’accéder à l’université demeurent plus importantes quand l’élève a bénéficié de cours enrichis ou lorsqu’il est issu d’un établissement privé. Le débat relatif au financement des établissements privés par l’État, relancé à plusieurs reprises, dont lors des dernières élections provinciales, prend tout son sens dans un tel contexte. Le Québec est la province du Canada qui compte le plus d’élèves inscrits dans des écoles privées. En 2014, la proportion d’élèves québécois scolarisés dans le secteur privé s’élevait à 12,6 %, contre 6 % en moyenne dans l’ensemble du Canada [3]. Cette situation pourrait s’expliquer par le financement important accordé par l’État à l’enseignement privé. Pour cette raison, certains partis politiques, relayés par des syndicats, militent en faveur de la suppression d’un tel financement au nom du principe d’égalité des chances.
 

Des réseaux éducatifs concurrentiels

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Selon la loi québécoise sur l’enseignement privé [4], le financement des établissements privés par l’État est censé tenir compte de leur apport quant à leur complémentarité par rapport au service public d’éducation. Dans les faits, les réseaux éducatifs public et privé sont concurrentiels [5]. Cette concurrence nuit à l’équité scolaire, engendrant des inégalités en ce qui a trait à la qualité des services éducatifs offerts à la majorité des jeunes. En effet, les écoles privées sélectionnent leurs élèves sur des critères scolaires, accueillant ainsi majoritairement des enfants issus de classes sociales favorisées [6]. Cette sélection de même que les frais de scolarité, auxquels les familles plus modestes ne peuvent pas faire face, favorisent la concentration d’élèves défavorisés ou en difficulté scolaire dans les établissements publics. Le réseau des écoles privées montre ainsi une faible acceptation des populations scolaires particulières, tels les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation et d’apprentissage (EHDAA) [7]. Pourtant, les élèves handicapés ou en difficulté d’apprentissage au secteur public sont de plus en plus intégrés aux classes ordinaires.

Une enquête de l’Université de Sherbrooke [8] consacrée au portrait socioéconomique de la clientèle qui fréquente les établissements privés du Québec indique que seulement 7 % de leur effectif provient des milieux à faibles revenus (c’est-à-dire un revenu familial annuel de moins de 50 000 $) [9], et que 21 % de leur effectif provient de la classe moyenne (familles dont les revenus sont de 50 000 $ à 99 999 $). Autrement dit, 72 % de l’effectif des écoles privées vient de milieux favorisés (dont les revenus sont de 100 000 $ et plus)[10].
 

Des mécanismes de discrimination

Afin d’attirer les élèves dans leur établissement et de limiter le départ des meilleurs élèves vers le réseau privé, de plus en plus d’écoles publiques offrent des projets pédagogiques particuliers sélectifs. Dans les régions fortement urbanisées (agglomération montréalaise et Montérégie, notamment), cette augmentation des projets pédagogiques particuliers peut engendrer une mise à l’écart des élèves issus de milieux défavorisés et une répartition inégale des élèves ayant une cote d’élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) au sein des groupes-classes [11].

Une revue de littérature sur les recherches empiriques menées ces vingt dernières années sur le système d’éducation du Québec [12] a notamment révélé l’existence de mécanismes cachés de discrimination au profit des familles déjà favorisées sur le plan socioéconomique. Ainsi, au Québec, les élèves sont censés suivre un tronc commun jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire. Or, depuis plusieurs années, les différenciations dans les parcours scolaires se multiplient. Dès l’entrée au secondaire, une sélection s’opère, puisque de plus en plus d’établissements d’enseignement secondaire proposent des programmes scolaires enrichis accessibles le plus souvent par l’entremise d’une sélection des élèves sur la base de leurs résultats scolaires. À titre d’exemple, des établissements à vocation particulière proposent un cursus approfondi dans un domaine précis (cursus international, artistique, sportif, etc.) ; de même, de plus en plus d’établissements publics proposent des cours de niveau avancé, dans les matières scientifiques ou dans la langue d’enseignement, à des élèves sélectionnés sur la base de critères scolaires.

Cette situation engendre de facto une ségrégation interétablissements et interclasses au sein d’un même établissement. Autrement dit, en sélectionnant les élèves sur la base de leurs résultats scolaires – qui sont souvent corrélés à l’origine socioéconomique –, les établissements répartissent les élèves entre eux et dans les classes selon leur profil socioéconomique et scolaire. Or, les recherches menées sur l’efficacité éducative [13] ont montré que les élèves faibles ou en difficulté scolaire progressent plus rapidement dans des classes de niveau hétérogène, sans que cela nuise à la progression des autres élèves. En outre, permettre à des élèves de niveaux différents de se côtoyer au sein du groupe-classe est bénéfique pour l’apprentissage de la coopération et de l’ouverture à l’autre.
 

« Remettre le cap sur l’équité »

Dans son rapport publié en 2016 sur le système éducatif du Québec [14], le Conseil supérieur de l’éducation, au vu des inégalités scolaires grandissantes, en appelait à « remettre le cap sur l’équité ». Le concept d’« équité scolaire » renvoie à un idéal de justice à partir duquel s’opère la répartition d’un bien. Dans le domaine de l’éducation, ce concept est de plus en plus défini en référence à l’approche économique selon laquelle l’équité résulte d’une redistribution des ressources et des charges liées au système éducatif. Le but est ainsi de parvenir à une répartition égale des ressources pédagogiques, des possibilités d’apprentissage et des résultats de l’éducation entre tous les individus scolarisés, quel que soit leur profil socioéconomique et culturel [15].

L’équité, qui est un idéal à atteindre, comporte plusieurs dimensions correspondant à des degrés de réalisation de cet idéal [16]. Ainsi, à un premier niveau se situe l’équité d’accès à l’éducation, qui vise, d’une part, à garantir la scolarisation de tous les élèves (l’équité d’accès quantitatif) et, d’autre part, à permettre un accès égal aux différentes filières éducatives, indépendamment des caractéristiques socioéconomiques (l’équité d’accès qualitatif). Si aujourd’hui l’équité quantitative d’accès à l’éducation est globalement assurée dans les pays de l’hémisphère Nord, force est de constater qu’une inégalité qualitative d’accès à l’éducation y subsiste. La ségrégation scolaire a en effet des conséquences sur l’accès aux études universitaires. Ainsi, au Québec, les inégalités scolaires se sont déplacées dans l’enseignement postsecondaire : si un nombre croissant de jeunes Québécois de milieux sociaux défavorisés accèdent désormais au cégep, ces jeunes sont néanmoins sous-représentés à l’université.

L’équité de traitement scolaire correspond à un deuxième niveau d’équité, qui consiste à placer tous les élèves dans des conditions équivalentes de réussite scolaire, par l’allocation de ressources pédagogiques adéquates compte tenu de leurs besoins. Cela implique la prise en compte des inégalités de départ existantes entre les élèves (différences de conditions socioéconomiques et culturelles, notamment). Or, cette équité de traitement n’est pas pleinement assurée. Ainsi, le montant alloué par élève scolarisé dans le réseau privé, en équivalent temps plein (ETP), était de 10 000 $ en 2011-2012, contre 10 900 $ par élève pour le réseau public. Cette différence de seulement 900 $ par élève peut être analysée comme un manque d’équité au regard de l’hétérogénéité des caractéristiques des élèves du réseau public (plus forte proportion d’élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, ainsi que d’élèves de milieux sociaux défavorisés). 

Certes, le Québec a mis en place ces vingt dernières années des politiques de lutte contre les inégalités sociales à l’école à travers le programme Une école montréalaise pour tous, qui vise à apporter un soutien particulier aux écoles défavorisées de Montréal, ou encore avec la stratégie d’intervention Agir autrement (SIAA), destinée aux deux cents écoles secondaires les plus défavorisées du Québec [17]. Les chercheurs Michel Janosz et Marc-André Deniger de l’Université de Montréal ont toutefois mis en évidence l’effet mitigé, voire pervers, de ces politiques [18]. Ils observent un décalage entre l’intention de départ des interventions éducatives et la réalité des actions menées, constatant que les programmes de prévention du décrochage au cycle secondaire, assis sur une logique compensatoire (cours de soutien scolaire, classes spécialisées), ne produisent pas d’effets sur le long terme et ne permettent pas aux jeunes d’intégrer le secteur régulier.
 

Vers une équité de traitement scolaire

Au contraire, ces politiques ont pour conséquence une ségrégation de certaines écoles, provoquée par la fuite des familles issues des classes sociales moyennes. Les enquêtes internationales [19]menées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) confirment ces résultats, et révèlent que les apprentissages sont moins soutenus lorsque des élèves de faible niveau sont regroupés entre eux. En effet, dans des contextes qui concentrent les difficultés scolaires, les enseignants, faute de formation continue poussée et adaptée au traitement de la difficulté scolaire, mettent moins souvent en place des méthodes pédagogiques permettant à l’élève d’adopter une posture réflexive sur ses apprentissages et de recourir à certaines stratégies complexes de raisonnement, comme les stratégies de contrôle ou de métacognition qui visent à apprendre à apprendre.

Face à une telle situation, certains sociologues de l’éducation, comme Georges Felouzis, Christian Maroy et Agnès van Zanten [20], appellent à une intervention de l’État pour réguler les effets négatifs de la concurrence scolaire. Cette régulation pourrait consister à rendre le financement des établissements privés conditionnel à l’accueil d’un quota d’élèves en difficulté scolaire ou issus de milieux sociaux défavorisés. De même, une démocratisation de l’accès aux établissements publics à vocation particulière ou aux enseignements enrichis contribuerait à assurer une plus grande équité de traitement des élèves.

— Karine Fofou, étudiante au programme de doctorat en éducation à l'Université de Montréal

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