Georgina de Albuquerque, peintre impressionniste, était consciente des restrictions imposées aux femmes par la société patriarcale du début du 20e siècle et a participé aux actions contribuant à diminuer les disparités entre les genres. Toutefois, cette artiste ne se présentait pas comme féministe. Dans ses tableaux, elle a néanmoins témoigné des enjeux auxquels les femmes brésiliennes faisaient face à son époque en raison des normes sociales établies. Ainsi, l’étude de ses œuvres et de son parcours artistique aide à saisir l’expérience collective des femmes de son époque.
Sous une petite table verte en métal rouillé, deux paires de souliers se côtoient. Leur proximité révèle le désir de rencontre des deux femmes qui les portent. Elles se trouvent au bord d’une plage, à l’ombre des arbres qui les abritent du soleil de midi. La femme à la droite s’exprime avidement. Ses paroles emportent son corps. Face à elle, son amie l’écoute attentivement. Rigide et un peu dérangée de vivre ce moment intime en public, elle semble consciente de la présence du jeune homme derrière elle, de son regard insistant et de son écoute indiscrète. Décontracté, ce dernier se sent à l’aise dans cet environnement public qui lui est habituel. Plus loin, à l’horizon, se montre la ville de Rio de Janeiro. Dans ce tableau, Coin de la rivière, Georgina de Albuquerque présente un aspect du quotidien des femmes brésiliennes au début du 20e siècle.
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Or, les historiens et historiennes de l’art qui étudient l’impressionnisme aujourd’hui s’entendent pour rejeter les définitions très strictes basées sur le modèle français et s’intéressent aux manières dont les peintres de différentes régions du monde ont adapté ce style à leurs façons[2]. L’ajustement d’un style aux spécificités d’une région démontre la capacité créative des artistes qui ne se sont pas restreints à des règles figées. Cela inclut les impressionnistes brésiliens, comme Georgina de Albuquerque, qui ont vu dans cette façon de faire une manière de rafraîchir leur pratique artistique. À cette époque, au début du 20e siècle, le style académique, auquel cette peintre avait d’abord été formée au Brésil, était en déclin.
Encadré
Les caractéristiques de l’impressionnisme français[1]
- L’impressionnisme est apparu en France dans les années 1860.
- Ce ne sont pas les impressionnistes qui ont inventé le nom utilisé aujourd’hui pour les définir. Un groupe d’artistes s’est d’abord formé sous le nom de « Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs ». Celle-ci comprenait notamment Claude Monet, Pierre-Auguste Renoir, Camille Pissarro et Berthe Morisot, Ces artistes ont organisé une exposition en 1874, car ils étaient mécontents du système officiel ayant cours à l’époque.
- Après avoir visité la manifestation artistique de cette société, le journaliste Louis Leroy, qui n’a pas apprécié l’exposition, a utilisé le terme impressionniste pour critiquer le travail du groupe d’artistes. Pour former le mot, il s’est inspiré du tableau Impressions, soleil levant peint en 1872 par Monet. L’événement est repris sept autres fois au fil des années ; la dernière exposition date de 1886.
- Claude Monet, Camille Pissarro, Pierre-Auguste Renoir et Berthe Morisot sont parmi les impressionnistes français les plus connus.
- Les artistes accordaient la priorité aux scènes de la vie quotidienne, qui se déroulaient soit à la ville moderne, soit à la campagne.
- Les impressionnistes cherchaient à transmettre les effets de la lumière et des conditions atmosphériques.
- Pour bien capter les scènes de leur époque, ces artistes privilégiaient la pratique de la peinture en plein air.
- L’usage de palettes lumineuses et de nouveaux pigments a permis aux peintres de réaliser des œuvres lumineuses et très vibrantes.
- L’artiste appose la peinture sur la toile par de petites touches séparées et apparentes, pour rendre les couleurs plus vives et pour communiquer un effet de spontanéité et de non-finitude ; le tableau n’a pas une finition lisse, caractérisée par des touches de pinceaux presque invisibles.
- Plusieurs artistes originaires de différentes régions du monde, comme le Canada, l’Australie, les États-Unis et le Brésil, se sont joints au mouvement impressionniste en raison de la liberté artistique que ce style leur offrait, contrairement au style académique, dont les règles étaient plus contraignantes.
L’étiquette de féministe
Georgina de Albuquerque se déclarait impressionniste[3], mais les spécialistes n’ont pas encore mis la main sur un document où elle se disait féministe. Au début du 20e siècle, au Brésil, cette discrétion est compréhensible, car le terme féminisme était associé à des idées négatives, comme une perte de la féminité, une caractéristique qui aurait été très valorisée chez une femme bourgeoise[4] comme Albuquerque. Adhérer à ce mouvement aurait pu nuire à son honneur et réduire considérablement ses chances d’avoir une carrière artistique. De plus, probablement dans le but d’éviter l’étiquette de féministe et de se présenter comme une femme bourgeoise exemplaire, Albuquerque se montrait capable de concilier sa profession avec ses obligations domestiques. Aussi, lors de ses entrevues ou de ses discours, elle remerciait souvent son mari de l’encourager à poursuivre une carrière artistique[5]. Elle répondait ainsi à ce qui était attendu de la femme bourgeoise de son époque, c’est-à-dire qu’elle ne délaissait pas ses affaires domestiques pour travailler et qu’elle disait ne travailler qu’avec l’aval de son mari[6]. Son comportement lui a mérité des éloges de la part de la critique d’art brésilienne, ce qui a contribué à sa reconnaissance[7].
Pourtant, Georgina de Albuquerque semblait sympathiser avec les principes féministes, puisque certaines de ses attitudes et de ses peintures renvoient à un idéal d’égalité entre les hommes et les femmes. Par exemple, dans son tableau Session du Conseil d’État, datant de 1922 (voir la figure 3), Albuquerque a choisi comme protagoniste une femme, la princesse Marie-Léopoldine d’Autriche, qui négocie les termes de l’indépendance du Brésil avec les membres du Conseil d’État. Ce choix de la peintre se distingue des représentations traditionnelles de cette scène, comme celles des artistes brésiliens Pedro Américo et Victor Meirelles, qui ont dépeint l’indépendance en présentant les hommes en tant que décideurs du futur de la nation. De cette façon, Albuquerque a choisi non seulement de montrer une femme en situation de pouvoir, mais aussi de mettre en évidence le rôle fondamental d’une femme lors d’un événement politique décisif de l’histoire du Brésil[8]. De plus, en 1944, Albuquerque a rejoint le comité organisateur de l’Exposition d’arts plastiques, planifiée par l’Union universitaire féminine, qui défendait les intérêts des femmes dans les professions libérales[9]. Elle a aussi révélé, lors d’une entrevue, ne pas avoir remporté un prix en raison de son genre[10]. En outre, sa pratique de la peinture en plein air rendait nécessaire sa présence dans l’espace public, où les femmes bourgeoises ne devaient pas déambuler seules[11].
Georgina de Albuquerque n’a pas seulement occupé l’espace public pour exercer sa profession ; elle a aussi dépeint deux femmes profitant d’un moment dans un bar, au bord de la plage, un espace public, dans le tableau Coin de la rivière (vers 1926). Elles portent des robes vaporeuses et arborent les cheveux courts, qui étaient à la mode dans les années 1920. À gauche, assis sur un banc, un jeune homme les regarde. C’est un intrus dans cette rencontre intime, qui rappelle que les femmes étaient souvent surveillées, dans cette société, lorsqu’elles se trouvaient dans l’espace public[12]. Effectivement, dès que les femmes bourgeoises quittaient l’espace privé, elles étaient souvent soumises aux regards masculins, ce qui constituait aussi une façon de les contrôler. Sous une vigilance accrue, une seule action incompatible avec la norme de la société patriarcale suffisait à ruiner une réputation[13].
Coin de la rivière peut être vu comme une prise de position d’Albuquerque quant au débat sur la place que les femmes bourgeoises devaient occuper dans cette société, à un moment où elles revendiquaient le droit de vote et s’appropriaient de plus en plus l’espace public[14]. Cette attitude s’opposait aux normes sociales de l’époque, qui imposaient que les femmes évitent de circuler seules dans cet espace. Fait à noter, le Code civil brésilien de 1916 stipulait que l’homme était le chef de la famille et le responsable de l’administration des biens de son épouse[15]. En d’autres mots, la loi définissait les femmes comme personnes à charge et subordonnées aux hommes. Leur mission se limitait à s’occuper de leur foyer pour que les hommes soient libérés des affaires domestiques. Ils pouvaient ainsi circuler librement entre l’espace public et l’espace privé, tandis que les femmes devaient se restreindre majoritairement au privé[16]. Cependant, dans les années 1920, les femmes bourgeoises avaient réussi à conquérir un peu plus de liberté et commençaient même à pouvoir sortir seules dans les rues ou boire en public[17]. Ces comportements étaient souvent critiqués et soulevaient des débats dans la presse[18], auxquels Albuquerque a pu répondre par la création de ce tableau, dans lequel elle montre deux femmes buvant dans l’espace public.
D’ailleurs, l’établissement où sont assises les deux protagonistes de Coin de la rivière se trouvait dans la ville de Niterói, comme l’indiquent la description[19] et la photographie[20] publiées dans les journaux de cet endroit. De plus, Albuquerque habitait près de cet établissement[21]. Cela porte à croire qu’elle se trouvait sur place, en plein air, pour réaliser ce tableau ou du moins l’ébaucher. Témoignant des mœurs de la société en capturant une scène de la vie quotidienne, elle revendiquait ainsi, en même temps, l’accès des femmes à l’espace public.
Georgina de Albuquerque a profité de la liberté que lui offrait l’impressionnisme pour l’adapter à ses besoins et outrepasser les limites imposées à son genre. Naviguant entre son désir d’une carrière et les attentes par rapport à son genre, elle s’est forgé une réputation imposante dans un milieu artistique essentiellement masculin. Si Albuquerque a évité de s’identifier comme féministe, ses œuvres font état de préoccupations féministes, rendant visible l’expérience collective des femmes de son époque. Un siècle après Coin de la rivière, beaucoup de femmes, au Brésil, continuent à subir le sexisme, et elles sont notamment souvent sujettes au regard masculin dans l’espace public. Ainsi, l’étude de la démarche et des tableaux de Georgina de Albuquerque permet de reconnaître que les droits des femmes ont changé depuis les années 1920 ; toutefois, encore aujourd’hui, des transformations devront se produire afin de parvenir à une société égalitaire.
— Article rédigé par Camila De Oliveira Savoi, étudiante au programme de maîtrise en histoire de l'art de l'Université de Montréal