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L’île est verdoyante. Aussi verte que le Vermont, aussi verte que le Danemark dont elle fait partie. Mais où sont les éoliennes? Après plusieurs kilomètres à vélo sur ses petites routes impeccablement asphaltées, entre des maisonnettes qui pourraient être celles d’une banlieue européenne paisible, il faut me faire une raison: l’île de 4300 habitants a beau être devenue une référence mondiale pour sa conversion au vent, les grandes tours blanches aux pales tournoyantes n’occupent pas tous les horizons.

Mais elles occupent bien des esprits: 432 des habitants sont propriétaires d’une partie de cette énergie du vent, et deux des éoliennes sont propriétés de coopératives locales, qui renvoient donc les profits à la communauté. Ils appellent ça, au Danemark et ailleurs en Scandinavie, un modèle «éolien communautaire», aux antipodes du modèle québécois.

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Et il n’a fallu que dix ans. Dix ans pour convertir à l’énergie éolienne le chauffage —auparavant à l’huile— et l’électricité —importée du continent— des maisons, fermes et commerces. Le succès est tel que l’île en exporte maintenant les trois quarts! D’à peu près la taille de l’île d’Orléans (33 km de long par 10 de large), Samsø n’est plus seulement «carbone-neutre», comme disent les écologistes. Elle est «carbone-négative»... si tant est que le mot puisse exister! (voir encadré)

«Mon avantage, c’est que je connaissais tous les joueurs-clefs», raconte Søren Hermansen, un solide gaillard de 49 ans, dont la famille habite Samsø depuis (au moins) 10 générations. Jadis fermier, il est depuis 1997 le patron du projet. À son chapeau de directeur du Bureau de l’énergie de Samsø, il a ajouté depuis 2006 celui de directeur de l’Académie de l’énergie, dans son nouvel édifice de verre —alimenté à l’éolien et au solaire, évidemment— construit au 1 Strandegen, village de Ballen, à 30 secondes de marche de la mer. «Je pouvais contacter les gens personnellement. C’est ce qui a fait la différence.»

L’édifice de verre qui, à mes yeux, a la forme d’une grange mais qui, à ce qu’on dit, imite la Maison longue des Vikings, est une conséquence du succès: tant d’experts universitaires et politiques viennent ici chaque année que la commune de Samsø a décidé de construire un bâtiment qui servirait à la fois de salle de cours et de conférence. À mon arrivée, Hermansen donnait une présentation PowerPoint devant huit représentants de municipalités danoises.

Après avoir quitté l’Académie, je pédale sur la «rue principale» de Ballen, le long d’une plage étroite, puis du quai. Un petit village où les restaurants et le centre culturel ont pris la place des anciennes cabanes de pêcheurs. À l’horizon, un pétrolier passe, en route vers les immenses champs pétrolifères de Norvège, à moins que ce ne soient vers ceux —eh oui— du nord du Danemark. Je prend ensuite la route vers le village de Brundby, où le violent vent de côté me rappelle soudain pourquoi on a érigé des éoliennes ici. Et en voilà enfin une: au-delà d’une ferme, surplombant les vaches, ses pales occupées à récolter une infime partie de ce vent qui souffle en permanence depuis la Mer du Nord avant d’aller se perdre, à quelques centaines de kilomètres à l’Est, sur les rivages de la Suède.

Le fermier dont la terre a vu pousser cette tour blanche ne reçoit pas une rente, comme nos agriculteurs en recevront des compagnies qui, en mai dernier, ont décroché les contrats de 4 milliards$ accordés par Québec. À l’instar de ses voisins, il s’est plutôt fait offrir, en 1997, d’en acheter des «parts», à environ 350$ chacune. Les revenus de l’éolien deviennent ses revenus. Les profits, s’il y en a —et ici, il y en a puisque l’île exporte les trois quarts de cette énergie— deviennent ses profits. Jørgen Tranberg, un autre natif de Samsø, n’a pas fait les choses à moitié: il a emprunté à la banque et acheté pratiquement une éolienne au complet, pour environ un million$. Depuis que les pales ont commencé à tourner, en 2001, «son» éolienne lui fournit, comme aux 431 autres “actionnaires” de 9 des éoliennes, un retour moyen de 8% par année. La banque aura bientôt été remboursée. Et le vent n’est pas près de cesser de souffler...

Du golf aux éoliennes

Rien ne prédestinait pourtant l’île à devenir cette utopie d’écologistes. Dans les années 1990, l’essentiel de la communauté se satisfaisait fort bien de ses deux sources de revenus: l’agriculture et le tourisme —des dizaines de milliers de touristes viennent ici chaque été. «Samsø était déjà reconnu comme un des plus beaux de lieux de villégiature du Danemark», rappelle John Enevoldsen, journaliste au Samsø Posten. Un terrain de golf, des sentiers de randonnée, des plages, deux ports pour les plaisanciers... Les touristes venaient y faire du kayak ou du vélo, visiter une ferme ou le centre d’interprétation... Aussi, tandis qu’une partie de l’Europe s’équipait d’éoliennes, plusieurs têtes dirigeantes de la communauté avaient décrété qu’il n’y en aurait pas chez eux, question de ne pas ruiner le paysage.

Et puis, est arrivée une opportunité. Le ministère danois de l’Énergie s’est engagé à financer en partie la ville ou la région qui lui présenterait le meilleur programme de conversion aux énergies alternatives sur 10 ans. C’était en 1997. Hermansen et quelques autres ont fait la tournée des fermiers, des commerçants, des retraités, de tous ces gens qu’ils côtoyaient depuis leur enfance, et les ont convaincus d’embarquer. En octobre 1997, Samsø emportait le gros lot. Quelque 70 millions$ ont, depuis, été dépensés. Dès 2005, l’objectif de conversion à 100% était atteint.

Je dépasse le sommet d’une colline. L’éolienne solitaire de tout à l’heure se révèle être en compagnie de quatre autres, parfaitement alignées. Tours blanches, ciel bleu, pré verdoyant: des centaines de photographes professionnels et d’artistes munis de leur chevalet ont marché dans ce pré, à la recherche de l’angle idéal.

À des années-lumière du Québec

«Les Danois et les Suédois ont des années-lumière d’avance sur nous», lancent avec dépit, sur de multiples tribunes imprimées et Internet, les défenseurs nord-américains de l’environnement. Ce n’est en effet pas un hasard si cette utopie d’écologistes est née dans ce coin de la planète: le Danemark est le pays qui possède le plus grand nombre d’éoliennes par habitant, l’industrie éolienne y emploie 30,000 personnes, et elle est le chef de file mondial des éoliennes marines. Le premier parc éolien marin du monde a été inauguré à Vindeby, au sud du pays, en 1991. À Samsø, en plus des 11 grandes éoliennes sur l’île (et quelques plus petites, résultat d’initiatives individuelles), il y a 10 éoliennes «off-shore», dont le ronflement m’accompagne pendant un long moment, sur le pont du traversier qui me ramène au continent.

Ce n’est pas un hasard que cette initiative soit née dans ce coin de la planète, mais elle aurait aussi pu naître dans un des trois autres pays scandinaves: une étude de l’Université Yale rangeait en janvier 2008 la Suède, la Norvège et la Finlande en 2e, 3e et 4e places des pays les plus «verts» du monde. Quand ce n’est pas l’usage des pesticides ou des sacs de plastique qui y est sévèrement réglementé, c’est le recyclage ou le nettoyage des cours d’eau qui est à l’honneur... ou le vélo. Au Danemark, pour le touriste-cycliste que je suis, c’est un véritable choc culturel: le pays est parsemé d’un réseau de pistes cyclables impeccablement balisées et reliant jusqu’aux plus petits villages, comme si les réseaux routiers et cyclables avaient été conçus main dans la main. Notre «Route verte», dont le tronçon Montréal-Québec de la Rive-Sud passe par Sherbrooke, les ferait bien rigoler!

Ce n’est pas tout: juste en face de la capitale, Copenhague, la ville suédoise de Malmö s’est vue décerner l’an dernier par le magazine écolo Grist le titre de 4e ville la plus «verte» au monde (Copenhague était 6e); on y construit notamment un nouveau quartier, Bo01, destiné à devenir «un modèle international d’adaptation écologique dans un secteur urbain dense».

Bref, replacé dans son contexte européen, Samsø semble moins étonnant. Le visiteur de la lointaine Amérique du Nord ne peut donc manquer de poser la question qui tue: est-ce exportable chez nous?

«C’est un leadership communautaire qui a permis ce qu’ils ont fait. Ils se sont pris en main et ont pu mobiliser les forces vives dans la région», analyse Yves Gagnon, de l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick. À titre de directeur de la Chaire K.C. Irving en développement durable, et vice-président de l’Institut de l’énergie éolienne, il s’est rendu au Danemark le printemps dernier, où il a notamment rencontré Hermansen. Le gouvernement du Nouveau-Brunswick, qui a annoncé son intention d’investir dans l’éolien et d’en exporter aux États-Unis, avait mandaté la Chaire pour qu’elle lui soumette des recommandations sur la faisabilité d’un développement «éolien communautaire». Yves Gagnon a déposé son rapport en août 2008.

Pour d’autres observateurs toutefois, le succès repose aussi sur le fait que Samsø soit une île: «la tâche ne serait pas facile pour l’ensemble du pays» juge le rapport d’évaluation du programme de 10 ans, Samsø: une île d’énergie renouvelable.

Le bémol: si l’énergie est désormais plus propre, la consommation, elle, n’a pas diminué. «Conversion, pas conservation», reconnaît Hermansen qui espère lancer un nouveau plan de 10 ans, celui-là axé sur les transports non-polluants. Car non seulement les insulaires ne consomment pas moins d’électricité, ils n’émettent pas moins de CO2 non plus. Le rapport d’évaluation signale qu’ils utilisent peut-être même un peu plus leur voiture, depuis la hausse du nombre de traverses quotidiennes (deux traversiers relient l’île au continent, dont l’un, après un trajet de 45 minutes, débarque ses passagers à une centaine de kilomètres du centre-ville de Copenhague).

Søren Hermansen évoque l’installation de logiciels qui ajusteraient la consommation quotidienne d’électricité, de «quotas» d’eau chaude qui obligeraient à sacrifier un peu de confort, de batteries d’autos électriques qui se rechargeraient automatiquement pendant la nuit... Entre adaptation et éducation, le futur de Samsø n’est pas clair. Mais son présent constitue déjà un modèle que de plus en plus de gens regardent avec envie.

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