Avril 2007. Le journaliste américain Carl Zimmer prépare pour le New York Times un article sur une découverte que vient de publier la prestigieuse revue scientifique Nature. Pour lui, c’est la routine : interviewer le chercheur, puis interviewer d’autres experts pour obtenir des regards différents sur cette percée, importante pour notre compréhension de l’évolution des espèces... et se casser la tête pour vulgariser le tout. Sauf que, sans s’en douter, il est train d’écrire une page d’histoire : le jour où la blogosphère l’a devancé.

 

« J’envoie un courriel, raconte-t-il, à Nick Matzke, coauteur d’une recherche antérieure sur le même sujet. Il n’est pas impressionné. Pour faire valoir son mécontentement, il ne se contente pas de m’envoyer un courriel. Il blogue [l’après-midi même] en profondeur sur Panda’s Thumb [un blogue de vulgarisation sur la biologie et l’évolution]. Des gens y vont de leurs commentaires. Parallèlement, une autre de mes sources, Ryan Gregory, lui aussi devenu blogueur, écrit également sur l’étude, ce à quoi Larry Moran, lui-même blogueur et biochimiste à l’Université de Toronto, répond avec aigreur dans les commentaires. »

A priori, des scientifiques vous diraient qu’il n’y a rien là d’anormal : de telles discussions ont de tout temps eu lieu dans les corridors des congrès et dans les pages des lecteurs des revues scientifiques comme Nature. Sauf que le lectorat était beaucoup plus limité... et qu’il pouvait s’écouler des mois entre la réplique et la contre-réplique! Aujourd’hui, les dizaines de milliers de lecteurs de Panda’s Thumb, de Ryan Gregory et de Larry Moran, sont aussi parmi ceux qui auraient lu Carl Zimmer dans le New York Times. Mais cette semaine-là, ils ont perdu tout intérêt à le faire : lorsque son article est finalement paru, tout avait été dit — et avec bien plus de détails.

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Multipliez cette anecdote par 10, par 100, par 1000, et vous voyez se dessiner un futur qui commence à inquiéter les journalistes scientifiques. Et qui pourrait bien s’étendre, dans une décennie ou deux, aux autres journalistes. Une partie de la blogosphère, en effet, est devenue bien plus sérieuse, rigoureuse et crédible que l’impression qu’en donnent les comptes-rendus des blogues les plus populaires.

 

Le 3e canari dans la mine

Attention, il n’est pas question ici de réhabiliter le scénario simpliste des années 1990 selon lequel « Internet remplacera le journalisme ».

Mais il existe des secteurs de l’information où des non-journalistes pourront faire aussi bien, voire mieux — surtout si ces secteurs de l’information continuent d’être progressivement délaissés par les grands médias. Et la science est en tête du peloton. Le recul des journalistes scientifiques évoqué dans le premier article de cette série et la montée en puissance de toutes sortes de communicateurs dans le second, étaient nos deux premiers canaris dans la mine de charbon. Les experts — y compris de simples citoyens — qui ont de la crédibilité, qui écrivent bien et qui s’intéressent à l’actualité, seraient-ils le troisième canari?

Non, le journalisme ne disparaîtra pas, mais dans 30 ans, ces trois évolutions auront fait en sorte que, l’insouciance des journalistes face à l’évolution de leur métier aidant, le modèle de journalisme que nous chérissons — du tandem du Watergate jusqu’au Carl Zimmer pré-Internet — aura peut-être été jeté aux orties.

Les lecteurs et téléspectateurs se seront davantage approprié l’information, à un point qu’on est incapable d’imaginer aujourd’hui. Entre les iPod et les blogues — ou plutôt, les outils qui leur succéderont — qui accélèrent l’atomisation de l’auditoire, entre les heures passées à interagir en ligne — réseaux sociaux virtuels que l’équipe Obama a brillamment utilisés — ou à participer à des événements virtuels — comme ces universités qui organisent des conférences sur Second Life — à créer — comme le clip sur la culture de la dernière campagne fédérale — ou à participer à des travaux d’écriture collectifs — de Wikipédia jusqu’aux articles qui deviennent des « work in progress » — les scientifiques blogueurs qui, 30 ans plus tôt, avaient scoopé Carl Zimmer apparaîtront comme une avant-garde bien modeste.

S’agit-il d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle? Peut-être l’étape suivante de l’évolution, tout simplement.

 

Une première version de cette série est parue dans le magazine Le Trente, novembre 2008-février 2009.

 

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