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PAGE, Arizona - Je marche vers le bord du lac, sur un trottoir de bois menant à un petit quai, où est amarré un bateau. J’ai compté 30 pas depuis le moment où j'ai dépassé l'endroit où se trouvait ce quai... il y a 10 ans. Le lac s’assèche pratiquement à vue d’oeil.

Le grand lac Powell, un élargissement du fleuve Colorado situé à cheval sur l’Arizona et l’Utah, est descendu au tiers de son niveau d’origine. Et c’est là le moindre des problèmes. La vraie crainte: 30 millions d’Américains risquent de perdre une guerre qui menace l’avenir de tout le sud-ouest des États-Unis.

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Sans le fleuve Colorado, le développement économique du sud-ouest n’aurait jamais eu lieu, rappelle la coalition Save the Colorado River. Las Vegas serait un village inconnu et la majeure partie du Nevada, de l’Arizona et de l’Utah, de vastes déserts sans âme. Le fleuve est devenu la plus importante artère de cette région qui, écrit le Sierra Club, «est plus sèche que les déserts d’Afrique du Nord».

30 millions d’assoiffés dans le désert

Le Lac Powell est artificiel: c’est un réservoir —comme ceux des barrages d’Hydro-Québec— né au tournant des années 1960 de la construction du barrage Glen Canyon. Il en est de même de son frère jumeau, le lac Mead, né 30 ans plus tôt de la construction du barrage Hoover, près de Las Vegas. Leur assèchement progressif à tous les deux, dans la dernière décennie, résulte à la fois d’une inconscience face à un fleuve traité comme s’il était illimité, et d’énormes erreurs de calcul.

Il y a plus d’un millier d’années, des poignées d’Amérindiens ont cultivé du maïs dans cette région semi-désertique, parce qu’ils y avaient trouvé le fleuve Colorado. Mais aujourd’hui, des millions en profitent pour arroser leurs gazons, faire pousser des fruits et légumes dans le désert, développer des banlieues et entretenir des terrains de golf —environ 150 à Phoenix, capitale de l’Arizona, et 130 à Las Vegas.

Le Central Arizona Project, un canal qui transporte de l’eau du fleuve sur 541km, jusqu’aux 4 millions d’habitants de la région de Phoenix, est le plus gros système d’aqueducs des États-Unis.

Au final, le Colorado s’essouffle, le lac Powell s’assèche et le petit quai du camping Wahweap où j’ai marché, doit être avancé un peu plus loin, d’année en année.

Un fleuve calculé jusqu’à la dernière goutte

Le Colorado serpente sur 2330km: il prend sa source au sommet des Rocheuses, dans l’État du Colorado, où il est alimenté par la fonte des neiges, et il coule jusqu’au Mexique, après avoir traversé, entre autres, le célèbre Grand Canyon.

Sauf que depuis les années 2000, lorsqu’il atteint le Pacifique du côté mexicain, plus exactement la Mer de Cortes... il est à sec. Tout a été pompé.

Et si les Mexicains en ont droit à une partie —qui leur a permis d’installer des fermes et d’alimenter la ville de Tijuana— c’est en raison d’un traité de 1922 ( Colorado River Compact ) qui définit pratiquement à la goutte près les débits que peuvent prélever les sept États américains concernés.

Or, depuis 1922, la population a explosé. Las Vegas a surgi du désert. L’Arizona est devenu l’État américain à la plus forte croissance démographique —avec l’afflux des retraités de la côte Est. Et il y a l’agriculture. Résultat: il se pompe plus d’eau dans le Colorado que le fleuve n’en transporte.

C’est là qu’intervient l’erreur de calcul. Le lac Mead en 1935, et le lac Powell en 1962, devaient servir de réserve, pour compenser les années où le niveau du fleuve serait trop bas. On s’est basé sur la moyenne des précipitations d’une décennie... et on s’aperçoit maintenant qu’il s’agissait d’une période où les précipitations étaient supérieures à la normale. Depuis 11 ans, il n’a pratiquement pas plu.

Le lac Powell est descendu à 30% de son niveau d’origine, et le lac Mead, à 50%. Tout autour du lac Mead, un énorme cerne blanc —du calcium— photographié par les visiteurs du barrage Hoover, marque la hauteur qu’atteignait l’eau.

Le niveau du lac Mead est descendu si bas que Las Vegas et le Nevada ont entrepris la construction d’un nouveau système de pompage, installé plus profondément dans le lac, parce que le système actuel risque de se retrouver bientôt à l’air libre. Coût, d’ici 2014: près d’un milliard.

Un orage à Las Vegas

Le 11 septembre, Las Vegas a connu un orage majeur (flash flood), qui a fait un mort, inondé une quarantaine de résidences et bloqué temporairement deux autoroutes et l’aéroport. La fin des pénuries d’eau? Pas tout à fait: l’orage a laissé... trois centimètres de pluie. C’était trop d’un seul coup pour les systèmes de drainage, mais il en faudrait plus pour renflouer le lac Mead, dont le niveau dépend surtout de la fonte des neiges dans les Rocheuses —et un peu des affluents proches, comme la rivière Virgin.

On ignore si cette disette de 11 ans doit être attribuée au réchauffement climatique, mais celui-ci risque de laisser moins de neige sur les montagnes, concluait en 2007 un rapport de l’État du Colorado, Uncertain Future. Moins de neige, y lit-on, signifiera un Colorado au débit réduit... ce qui obligera à pomper encore plus les lacs Mead et Powell.

Fuite en avant ou virage en cours?

On pourrait conclure que le sud-ouest est engagé dans une fuite en avant: l’Administration des eaux du sud du Nevada (SNWA) planche sur un projet de pipeline qui irait pomper 37 milliards de gallons d’eau dans un aquifère situé à 500 km (le Grand Bassin). Les groupes environnementaux montent aux barricades.

Parallèlement, le journal de Moab, en Utah —une ville qui vit largement du tourisme— signalait le 29 août une dispute entre des propriétaires terriens locaux et des compagnies de pétrole qui veulent forer en plein bassin versant du Colorado.

D’autres actions montrent toutefois une volonté de changement. Las Vegas et Phoenix ont leurs «policiers de l’eau», qui distribuent des contraventions aux résidents dont les tuyaux fuient. Ces villes offrent des primes à qui transforme son parterre de gazon en un jardin de roches ou de cactus. Patricia Mulroy, de la SNWA, estime que cela se traduit, depuis 1999, par des millions de litres d’eau économisés. Et les casinos du strip sont devenus des modèles de recyclage de l’eau.

Mais la moitié de l’eau utilisée par les résidents sert encore à arroser le gazon, selon la SNWA.

Une odeur de poissons pourris

Ce mois-ci, les médias rapportaient qu’avait été identifiée la source d’une odeur «de soufre» qui incommodait des résidents du sud de la Californie, jusqu’à Los Angeles: des poissons pourris dans la Mer de Salton en train de s’assécher.

Cette mer pourrait-elle être un avant-goût du futur, comme le suggère la revue Wired ? Parce qu’elle aussi, elle est artificielle: née en 1905 de la rupture d’un barrage, elle a permis le développement d’une agriculture dans le désert du sud californien (un coin rebaptisé la Vallée impériale). Mais la sécheresse actuelle et l’augmentation de son niveau de sel, font progressivement disparaître ce plan d’eau. Des hôtels abandonnés et des rues ensablées témoignent de la période pendant laquelle les Californiens ont cru avoir vaincu le désert.

Pour Michael Cohen, du Pacific Institute —un groupe de défense de l’environnement— ce sont les changements climatiques qui donneront le coup de grâce. «Phoenix pourrait devenir inhabitable dans le futur proche», avec des températures estivales qui, déjà, atteignent pendant des semaines les 40 degrés, condamnant les résidents à passer leurs journées auprès de leur climatiseur. S’il leur faut en plus vivre avec des pénuries d’eau, la situation risque de devenir très instable...

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