Cette révélation est au coeur d’un dossier du magazine en ligne Inside Climate News , dont la publication s’échelonne depuis le 16 septembre. Le dossier s’appuie sur des documents d’époque et des entrevues avec des chercheurs et des administrateurs retraités. Le premier texte de la série commence par les conclusions auxquelles en était arrivé en 1977 James F. Black, scientifique « senior » de la compagnie : le dioxyde de carbone de nos carburants fossiles pourrait réchauffer la planète au point d’éventuellement mettre en danger l’humanité.
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Un an plus tard, en 1978, James Black renchérissait avec une version affinée de ses calculs : s'appuyant sur «un large consensus» des chercheurs, il évaluait qu'un doublement de la proportion de CO2 dans l'atmosphère pourrait conduire à une augmentation de la température moyenne de 2 à 3 degrés Celsius, et jusqu’à 10 degrés dans l'Arctique. Les précipitations augmenteraient dans certaines régions, la sécheresse ailleurs.
Cela n'a pourtant pas empêché Exxon de devenir, de la fin des années 1980 jusqu'à aujourd'hui, le plus gros donateur du mouvement climatosceptique. On lui doit la création, en sous-main, d'une demi-douzaine de groupes soi-disant «citoyens» ou «de réflexion» (think tank), comme la Global Climate Coalition ou l’American Petroleum Institute, dont l'objectif, aujourd’hui connu, était de créer l'illusion qu'un débat sur le réchauffement subsistait dans la communauté scientifique.
Exxon a réagi la semaine dernière en reprochant à Inside Climate News (ICN) d’avoir sélectionné les faits de manière subjective. Cette série de reportages, selon eux, «déforme notre historique de recherches pionnières sur la science du climat» et nos efforts de réduction d’émissions.
Les documents et entrevues ne dissimulent pourtant pas le fait que pendant la décennie suivant les recherches de James Black, son appel à l'action a effectivement été entendu chez Exxon. La compagnie a investi des millions dans des recherches sur l’impact du CO2 sur le climat et sur les façons d’atténuer ces impacts.
- À l’été 1979, un super-pétrolier était équipé d’une panoplie d’instruments de collecte de données dans l’air et dans l’eau, sur une route allant du Golfe du Mexique au Golfe Persique. Parmi les questions posées, une, déterminante aujourd’hui: quelle quantité de CO2 les océans seront-ils capables d’absorber?
- En 1980, une équipe de modélisateurs du climat et de mathématiciens était formée par Exxon, en collaboration avec des universitaires et le ministère américain de l’Énergie. Ces collaborations donneront naissance à certains des premiers modèles informatiques de l’évolution du climat, semblables à ceux dont le grand public commencerait à entendre parler dans les années 1990.
- Ces premiers modèles allaient dans le même sens que les projections de James Black, en pire. De fait, toute la science du climat qui allait venir pendant les 30 années suivantes allait confirmer et renforcer ces premières conclusions, à mesure que les calculs s'étofferaient et que les tableaux de données s'allongeraient.
- Suivant la recommandation d’un de ces scientifiques, Roger Cohen, Exxon encouragea son équipe à publier. En 1983 et 1984, au moins trois recherches révisées par les pairs sont parues.
Et puis, écrit ICN, la compagnie a effectué un virage à 180 degrés. Les raisons ne sont pas claires, mais le magazine semble suggérer un lien avec le fait qu’à cette même époque —la fin des années 1980— les politiciens américains ont commencé à s'intéresser au sujet, et à s’en inquiéter. Moment charnière : l’intervention du climatologue James Hansen devant le Sénat des États-Unis, en juin 1988.
Dans les décennies qui ont suivi, Exxon a plutôt travaillé à l’avant-garde du déni du climat. Elle a mis ces muscles au service des efforts pour fabriquer le doute sur la réalité du réchauffement climatique que ses propres scientifiques avaient confirmé. Elle a mené un lobbying pour bloquer les actions fédérales et internationales en vue de contrôler les émissions de gaz à effet de serre. Elle a aidé à ériger un vaste édifice de désinformation qui demeure encore aujourd’hui.
Le discours, le même qui avait été mis au point par les firmes de relations publiques pour défendre les compagnies de tabac, était très simple : la science est trop incertaine pour prendre des décisions politiques. Ce discours a notamment été au coeur de la stratégie pour s’opposer à la signature du Protocole de Kyoto en 1997. Dans les mots du PDG d’Exxon d’alors, Lee Raymond : «nous avons besoin de mieux comprendre le problème et, heureusement, nous avons du temps».