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Lors de sa maîtrise en géographie à l’UQAM, Joannie Beaulne a arpenté des tourbières bien particulières. Elle a découvert les tourbières forestières où l’épinette noire se dresse, tel le prince d’un royaume au substrat argileux, froid et humide.

Ces milieux pourraient s’étendre jusqu’à la moitié de l’aire des tourbières nordiques boréales et biomes subarctiques, situés très au nord de l’Abitibi, et dans les basses-terres de la baie James. « Les tourbières boisées ont été peu étudiées et elles ont un potentiel important à court terme pour la séquestration du carbone. Ce sont des écosystèmes uniques que nous avons tendance à sous-estimer », relève celle qui est maintenant professionnelle de recherche en écologie forestière à la TELUQ et première autrice d’une récente étude québécoise parue dans Scientific Reports.

C’est maintenant connu, les tourbières participent grandement à l’atténuation des changements climatiques, en complément des forêts. Leur sol épais emprisonne en effet une grande quantité de matière organique, constituée majoritairement de carbone. Et les tourbières boisées seraient encore plus efficaces que les forêts à titre de puits de carbone, soutiennent les chercheurs.

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Dans le nord de l’Abitibi, ils ont comparé les capacités de stockage des couches de tourbe et de la biomasse des arbres pendant la même période de temps, sur trois sites. Ils ont découvert que les tourbières forestières peuvent stocker près de cinq fois plus de carbone que la biomasse hors-sol et souterraine des arbres – et cela, même sur une courte période, soit les 200 dernières années. 

Ces tourbières boisées accumulent le carbone en raison des feux moins fréquents dans ce milieu humide. « Ces forêts accumulent des milliers d’années de tourbe mais même sur le court terme —les 200 dernières années— on constate que l’accumulation de tourbe emmagasine plus de carbone que les arbres », relève la chercheuse.

On parle en effet d’un procédé qui s’étale sur des milliers d’années, appelé paludification, ou entourbement. La tourbe, c’est le nom donné à toute cette matière organique formée par accumulation, sur une longue période de temps. S’y entremêlent les arbres, les sphaignes et les mousses. Déjà, en seulement quelques centaines d’années, l’accumulation de tourbe d’une épaisseur de plus de 30 cm ralentit la décomposition de la matière organique et séquestre le carbone.

Les tourbières boisées deviennent ainsi de bons réservoirs de carbone sur des échelles de temps étendues, ou relativement courtes. Plus le procédé de paludification ou d’entourbement est à l’œuvre, plus la masse de carbone des arbres diminue  —car les arbres ont une moins bonne croissance dans des sols organiques épais. Et plus la masse organique est épaisse, plus les stocks de carbone sont élevés.

Les chercheurs estiment que leurs stocks de carbone emprisonnés dans la tourbe varient entre 22,6 et 66 kg/m2, alors que les arbres qui se trouvent dans ces sites renferment de 2,8 à 5,7 kg/m2 de carbone. L’ensemble du taux de séquestration du carbone (sol de tourbe et arbres combinés) serait ainsi supérieur à l’ensemble des composants d’une même portion de forêt boréale – soit 23,9 kg/m2.

« Ces constatations mettent en évidence l’importance des tourbières forestières pour la séquestration du carbone. Justin Trudeau a fait la promesse de planter des milliers d’arbres mais il vaudrait mieux valoriser les tourbières et accorder une plus grande attention aux réserves de tourbe dans les inventaires nationaux de gaz à effet de serre et les politiques de conservation », relève encore Joannie Beaulne.

Si la récente modification du cadre réglementaire québécois sur la conservation et la gestion durable des milieux humides et hydriques valorise le rôle fondamental des tourbières en matière de séquestration du carbone, le Plan d’action nordique 2020-2030, lui, demande de mieux documenter ces réservoirs de carbone terrestre.

Le développement éventuel d’un programme de recherche sur la dynamique du carbone terrestre dans les milieux naturels —milieux humides et tourbières en tête, qui pourrait être confié à l’équipe de la professeure Michelle Garneau, à laquelle appartient Mme Beaulne, contribuerait à une meilleure compréhension et à une saine gestion de ces écosystèmes vulnérables. Particulièrement à l’heure où la mise en œuvre du Plan pour une économie verte (2021-2026) du Québec vise l’adaptation urgente aux changements climatiques.

Une étude qui tombe à pic

La chercheuse du Groupe de recherche en écologie des tourbières de l’Université Laval, Line Rochefort, qui n’a pas participé à cette recherche, s’est dite heureuse d’y voir la confirmation de sa conception du fonctionnement de l’écosystème d’une tourbière en terme de séquestration de carbone : « Un travail de recherche bien fait, bien documenté et bien à point dans cette année de COP26 ».

Depuis 30 ans, la Pre Rochefort a dû évaluer de nombreuses demandes de subvention impliquant un partenariat entre l’université et l’industrie forestière. « J’étais toujours horrifiée quand j’avais en main des demandes de subvention qui décrivaient des pratiques d’aménagement forestier (drainage, densité de plantation) visant à empêcher le retour vigoureux des sphaignes suite aux coupes forestières ou au passage d’un feu – deux événements causant une remontée de la nappe phréatique, ce qui favorise davantage la sphaigne que la croissance des arbres. C’était tout simplement un non-sens en contexte de mitigation des changements climatiques. »

Cet article la conforte également dans son choix de réintroduction des sphaignes comme approche de restauration des tourbières dégradées. «Toute ma carrière a été consacrée à la biologie de la sphaigne —qu’est-ce qui la tue, qu’est-ce qui la maintient en vie, comment la réintroduire à grande échelle— pour développer des techniques de restauration des tourbières. On me disait que je n’accordais pas assez d’attention à la biodiversité de l’écosystème, alors que les sphaignes sont des « ingénieurs d’écosystème », utiles pour bâtir les fondations de la maison. Cet article vient confirmer toutes les bases de recherche de ma carrière », s’enthousiasme-t-elle. Elle recommande aux gestionnaires des provinces d’étudier les résultats de cette étude afin de traduire leur politique de gestion des forêts en pratiques durables.


Crédits photo: Tourbière forestière boréale au nord de l’Abitibi / Joannie Beaulne

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