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Bien que l’insomnie soit le trouble du sommeil le plus fréquent, certains cas semblent de prime abord n’avoir lieu que dans la tête des dormeuses et dormeurs : ceux-ci ont l’impression de très peu dormir durant la nuit, alors que des mesures standards de sommeil en laboratoire indiquent, au contraire, une nuit de sommeil relativement bonne. Encore mal expliquée, cette insomnie dite paradoxale donne bien du fil à retordre aux spécialistes du sommeil. Des études récentes en neurosciences du sommeil offrent toutefois quelques pistes de réponse, qui remettent en question la manière même de conceptualiser nos états d’éveil et de sommeil.

Paula n’a pas fermé l’œil de la nuit. Une heure, tout au plus. Insomniaque depuis son enfance, elle connaît bien cette sensation d’être incapable de dormir, de fixer le plafond de sa chambre au petit matin, de se battre avec ses draps et de compter les moutons. Pourtant, si son sommeil avait été mesuré en laboratoire cette nuit-là, les données indiqueraient que Paula a dormi pendant près de sept heures. Qu’en est-il réellement ? Là est tout le paradoxe de l’insomnie paradoxale.
 

Mesurer le sommeil

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D’un œil extérieur, déterminer si une personne dort peut sembler assez simple : position couchée et immobile, yeux fermés, respiration lente et perte de contact avec l’environnement. Mais pour confirmer qu’elle est bel et bien dans les bras de Morphée, les spécialistes du sommeil utilisent un outil appelé la polysomnographie*, soit des électrodes posées à la surface de la peau, qui enregistrent à la fois l’activité du cerveau, l’activité des muscles, l’activité des yeux, et parfois aussi l’activité cardiaque et respiratoire des dormeurs. Tous ces signaux, mis ensemble, permettent de confirmer l’état d’éveil ou de sommeil. Par exemple, lorsqu’une personne tombe en sommeil profond, son activité cérébrale se met à ralentir progressivement, créant des ondes lentes qui sont clairement perceptibles sur les enregistrements. Sa respiration sera également plus lente et ses muscles, relaxés. La polysomnographie peut aussi détecter les autres stades du sommeil, tels que le sommeil paradoxal, c’est-à-dire le stade où les rêves sont plus vifs et plus nombreux. Une activité cérébrale plus rapide, une paralysie des muscles et des mouvements rapides des yeux seront observés.
 

Ces critères visant à déterminer si une personne dort ou non ― et, si oui, à quel stade du sommeil elle se trouve ― sont bien établis. Pourtant, leur relation avec la sensation de bien dormir demeure ambiguë. Des données d’une étude américaine conduite en 2017 sur plus de 1 400 personnes montrent que ces mesures standards n’expliquent, en réalité, que très peu la qualité du sommeil, telle que rapportée par les dormeurs et dormeuses[3]. Par exemple, dormir plus longtemps ou profiter de plus longues périodes de sommeil profond ne veut pas nécessairement dire qu’une une meilleure nuit de sommeil sera rapportée. Dans le cas de l’insomnie paradoxale, cette dissociation entre les mesures standards du sommeil et la perception subjective du sommeil est poussée à l’extrême. Elle incite donc les scientifiques à chercher d’autres facteurs qui contribueraient à la sensation de bien dormir.
 

Des îlots d’éveil

Plusieurs hypothèses ont été proposées pour tenter d’expliquer ce paradoxe. Certaines supposent que ces patients et patientes auraient de la difficulté à percevoir leur état de sommeil, le méprenant donc pour un état d’éveil, que leur inquiétude face au sommeil amplifierait les symptômes nocturnes qu’ils rapportent, ou encore qu’ils auraient simplement du mal à estimer le temps qui passe durant la nuit[4].
 

Mais des avancées en enregistrement du sommeil ont permis de conceptualiser l’insomnie paradoxale différemment : ces personnes seraient peut-être dans un état mixte d’éveil et de sommeil. En fait, depuis les deux dernières décennies, la perspective traditionnelle du sommeil comme phénomène « tout ou rien » est de plus en plus mise en doute, à la lumière d’études montrant que des états d’éveil et de sommeil peuvent coexister[5]. Ce phénomène a d’abord été mis en évidence chez certaines espèces animales. Par exemple, les dauphins peuvent dormir d’un seul hémisphère à la fois ― une moitié du cerveau est endormi, alors que l’autre moitié demeure éveillée pour leur permettre de rester alertes et de retourner à la surface de l’eau pour respirer[6].
 

Chez les humains, ce type de sommeil unihémisphérique n’est pas possible. Pourtant, les preuves s’accumulent pour montrer que le sommeil et l’éveil seraient régulés de manière locale dans notre cerveau[7]. Un cas flagrant est celui du somnambulisme, où un réveil incomplet se solde par un cerveau partiellement éveillé et partiellement endormi. Des études ont aussi montré que certaines régions du cerveau pouvaient s’endormir plus rapidement que d’autres, ou qu’une moitié de notre cerveau dormait moins profondément que l’autre lors d’une première nuit passée en laboratoire[8]. Une hypothèse supposerait que le cerveau aurait conservé la capacité de maintenir un certain niveau de vigilance tout en dormant, particulièrement lorsque l’on dort dans un endroit non familier. À l’inverse, des petites régions isolées du cerveau peuvent s’endormir de manière transitoire, et ce, même si la personne est globalement éveillée[9]. Tomber dans la lune serait peut-être en fait tomber ― partiellement ― endormi.
 

De manière similaire, l’idée que l’insomnie paradoxale serait due à l’intrusion de petits « îlots » d’éveil dans un cerveau globalement endormi gagne du terrain, mais reste encore à être démontrée pleinement. En 2019, une équipe de recherche de l’Université de Lausanne a utilisé l’électroencéphalographie à haute densité, c’est-à-dire un casque monté sur la tête contenant pas moins de 256 électrodes, qui enregistrent l’activité cérébrale avec une résolution largement supérieure aux mesures standards, lesquelles contiennent souvent moins de 20 électrodes pour mesurer l’activité cérébrale. Cette technologie leur a permis d’observer que chez ceux et celles qui sous-estimaient la durée de leur sommeil, certaines régions du cerveau montraient des fréquences plus rapides, ou demeuraient en quelque sorte « hypervigilantes », et ce, même lors du sommeil le plus profond. Plus le cerveau montrait ces fréquences rapides, moins le sommeil était perçu comme profond[10]. Si les patients et patientes avec de l’insomnie paradoxale ont une activité cérébrale mixte entre l’éveil et le sommeil, alors le paradoxe n’en serait plus réellement un : ces personnes percevraient correctement un sommeil perturbé à des niveaux qui ne sont simplement pas détectés par les mesures standards dans les cliniques de sommeil.
 

Rêver d’insomnie

Un autre facteur passant incognito sous les électrodes pourrait aussi jouer un rôle important dans notre perception du sommeil : les rêves. Plusieurs études ont montré que les rêves de personnes insomniaques sont en général plus négatifs, et qui ressemblent davantage à des pensées ou à des ruminations qu’à des scénarios fantaisistes et immersifs[11]. Une équipe de recherche basée en Allemagne soupçonne que certains cas d’insomnie paradoxale seraient en fait dus à une difficulté à distinguer ces rêves de la pensée éveillée, ce qui donne une sensation d’être éveillé, plutôt qu’endormi[12]. En d’autres mots, ces personnes rêveraient-elles qu’elles sont éveillées ?
 

Cette hypothèse a été partiellement confirmée par l’équipe de recherche de l’Université de Lausanne en 2021[13]. Leurs participantes et participants, à la fois de bons dormeurs et des individus souffrant d’insomnie paradoxale, ont passé deux nuits en laboratoire, où ils se sont fait réveiller à répétition durant leur sommeil (en moyenne 25 fois au cours des deux nuits !). À chaque réveil, on leur demandait de juger s’ils étaient éveillés ou endormis juste avant l’alarme, à quel point leur sommeil était profond, et s’ils rêvaient ou non. Sans surprise, les patients insomniaques pensaient être éveillés durant leur sommeil beaucoup plus souvent que les bons dormeurs, soit presque une fois sur trois réveils, et leurs rêves ressemblaient davantage à des pensées lorsqu’ils se sentaient éveillés. En fait, les bons dormeurs se sentaient plus profondément endormis en stade de sommeil paradoxal (lorsque nos rêves sont plus vifs et plus complexes) qu’en stade de sommeil profond (lorsque notre cerveau crée des ondes lentes). Une étude conduite en 2015 par l’équipe de la Dre Bastien à l’Université Laval avait obtenu des résultats similaires ― les personnes souffrant d’insomnie paradoxale percevaient un sommeil de plus longue durée et de meilleure qualité lorsque leur nuit contenait davantage de sommeil paradoxal[14]. Ces résultats pourraient remettre en question la manière dont est traditionnellement conceptualisé le sommeil. Ce qui rend un sommeil « profond » ne dépendrait pas seulement de la lenteur de nos ondes cérébrales, mais peut-être aussi de la présence de rêves riches et perceptuels qui indiquent, sans l’ombre d’un doute, que nous dormons.
 

Paula dormait-elle ?

Si les profondeurs du sommeil sont encore loin d’être comprises, les efforts en ce sens pourraient permettre de développer de nouvelles approches pour améliorer la qualité du sommeil chez les personnes, comme Paula, qui souffrent d’insomnie paradoxale. Les recherches récentes en neurosciences indiquent que le sommeil et l’éveil ne sont pas des catégories mutuellement exclusives et que leur évaluation aurait avantage à prendre en compte l’expérience subjective des dormeurs. Si l’insomnie paradoxale est partiellement due à des rêves trop similaires à la pensée éveillée, une approche thérapeutique, qui aide les gens à mieux apprivoiser et à mieux reconnaître leurs rêves, pourrait en outre les aider à mieux percevoir leur sommeil[15]. Aussi, l’utilisation d’outils plus sensibles pour enregistrer l’activité cérébrale ainsi que des critères plus flexibles allant au-delà des stades de sommeil standards et de la dichotomie éveil-sommeil pourraient aider à la compréhension et au traitement de plusieurs troubles du sommeil.
 

Alors, Paula dormait-elle ? Était-elle dans un état mixte de sommeil et d’éveil ? Rêvait-elle d’insomnie ? En attendant que les chercheuses et les chercheurs aient une meilleure compréhension du phénomène, l’outil de mesure le plus exact, à ce jour, pour mesurer la qualité de son sommeil, demeure sa parole à elle.

 

— Un article de Claudia Picard-Deland, étudiante au programme de doctorat en neurosciences à l'Université de Montréal

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