En mandarin, la prononciation de l’expression Cǎo Ní Mǎ (草泥马), qui peut se traduire par « cheval d’herbe et de boue » ou par « lama boueux », est très similaire à celle des mots Cào Nǐ Mā (操你妈), qui signifie « baise ta mère »[1]. Les quatre tons * du mandarin, qui permettent à deux mots se prononçant presque de la même façon d’avoir deux significations différentes, deviennent ainsi des armes pour les cyberdissidents *. En effet, bien que les sinogrammes * soient très différents, la similitude phonétique est saisissante et l’internaute chinois sait que l’utilisation du premier mot sert plutôt à exprimer le second.
Ce subterfuge conduit les internautes chinois à produire plusieurs photos et vidéos avec pour emblème un lama, animal représentant l’expression « baise ta mère » et devenu un symbole de la contestation en ligne. À titre d’exemple, l’artiste dissident Ai Weiwei a publié une photo de lui, nu, avec pour seul ornement un lama en peluche couvrant ses parties génitales [2]. Le message du « baise ta mère » est déguisé sous l’apparence du lama et déjoue le contrôle étatique. Cet exemple révèle ainsi une contestation contre la censure que l’obscénité et la vulgarité de la photo exacerbent. Avec un humour noir [3] dénonciateur d’autoritarisme, ces internautes chinois utilisent le Web pour s’indigner contre des maux présents dans la société chinoise tels que la cybercensure, les inégalités sociales et les abus de pouvoir [4].
Abonnez-vous à notre infolettre!
Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!
Vivre avec la « cybermuraille » de Chine
La cybercensure qu’appliquent les autorités chinoises se fait d’abord par le blocage de plusieurs sites populaires provenant de l’Occident tels que Facebook, The New York Times, BBC, Google, YouTube, Twitter ou Wikipédia [5], mais aussi par le filtrage et l’orientation de l’information contenue dans le Web. Par exemple, le Grand Pare-feu est un projet de surveillance et de censure d’Internet mis en place par les autorités chinoises depuis 2003. Agissant comme un filtre de contenu, il peut retrouver toutes les informations indésirables telles que « Tiananmen », « 1989 » et « indépendance du Tibet » [6]. Les utilisateurs employant ces mots se verront soudainement dépouillés de ce contenu et risquent l’arrestation [7]. D’une certaine façon, le Grand pare-feu actualise à l’ère du numérique le rôle historique de la Grande Muraille. En effet, il tient l’envahisseur hors des frontières de l’empire et filtre les échanges.
À cela s’ajoute la présence en ligne des « cyberflics », deux policiers virtuels apparaissant sur les plus grands portails chinois tels que Sina et QQ, les équivalents chinois de Twitter et de Skype. Ils donnent l’impression qu’ils protègent l’ordre public de façon bienveillante, mais ils sont aussi un rappel de la surveillance en ligne et de la nécessité pour l’utilisateur d’être prudent [8]. Dès lors, la présence dissuasive de ces personnages fictifs dans le Web agit comme un incitateur à l’autocensure.
Enfin, « l’armée à 50 sous » joue également un rôle dans la cybermuraille de Chine. Cette « armée » est formée de milliers de Chinois employés par le gouvernement pour envoyer des messages électroniques favorables aux politiques de l’État. Ils seraient payés 0,5 yuan chinois par message envoyé, soit environ 0,05 dollar canadien. Cette propagande donne d’abord l’impression que la population apprécie largement les politiques gouvernementales et permet ensuite de noyer les dénonciations des autres internautes, qui disparaissent sous la masse des commentaires fidèles à l’idéologie du parti [9].
Contourner les censeurs par des jeux de mots
Déjouer ce système de censure est donc un défi, et les jeux de mots peuvent contribuer à le relever. Le nombre important d’homophones dans la langue chinoise, leur forte présence dans la culture ainsi que le caractère humoristique qu’ils peuvent revêtir en font des expressions de choix pour les cyberdissidents. En conséquence, plusieurs jeux de mots ont vu le jour dans la toile chinoise. Comme pour le Cǎo Ní Mǎ (草泥马), « lama boueux », les caractères chinois inoffensifs sont utilisés, car ils peuvent échapper aux censeurs. Cependant, une fois prononcé à haute voix par les internautes, l’homophone devient évident et le second sens se révèle, soit dans ce cas-ci Cào Nǐ Mā(操你妈) ou « baise ta mère ».
Ainsi, par le jeu des tonalités propres au mandarin, Jí Bá Māo (吉跋猫), dont la signification littérale est « voyage chanceux du chat », devient Jī Bā Máo (鸡巴毛), « poils pubiens » ; F poils p (法克鱿), qui peut se traduire par « calmar français-croate », se prononce comme le « fuck you » de la langue anglaise ; Yín Dào Yàn (吟稻雁), qui pourrait signifier « l’oie chantant sur le terrain », se mue en Yīn Dào Yán (阴道炎), « infections vaginales » [10]. Pour tous, la stratégie est similaire : un jeu de mots est utilisé afin de contourner la cybercensure imposée par l’État et le résultat en est une contestation de celle-ci.
Un exemple plus complexe : comme le gouvernement prétend que son contrôle du Web se fait au nom de « l’harmonie » de la société chinoise, les cyberdissidents n’hésitent pas à reprendre le terme à leur avantage. Ainsi, après que l’ancien président Hu Jintao a annoncé vouloir bâtir une société harmonieuse, le mot harmonie a rapidement été utilisé par les internautes pour symboliser l’attitude autoritaire des dirigeants à l’égard d’Internet. Par exemple, lorsqu’un individu était censuré, il était qualifié d’« harmonisé ». En réaction, les autorités ont censuré à l’occasion le terme harmonie lui-même afin d’éviter la formation d’un mouvement contestataire de trop grande envergure. Le jeu de mots a alors pris le relais pour contourner cette censure. En mandarin, harmonie se prononce Héxié (和谐), mais s’il est prononcé Héxiè (河蟹), il devient « crabe de rivière ». Du coup, aux yeux des Chinois, l’image d’un crabe de rivière symbolise aujourd’hui la censure officielle appliquée par le gouvernement [11].
Parodier les logiciels de contrôle
La parodie satirique, qui imite et se moque d’un sujet, est une autre forme d’humour présente dans le Web chinois. Le « barrage vert » (Green Dam Youth Escort) illustre bien le pouvoir de ce type d’humour. Ce logiciel de contrôle avait été développé à la demande du gouvernement chinois. Il avait pour mission officielle de limiter la consommation de pornographie en ligne par les jeunes, mais il pouvait également servir à la surveillance et à la censure. Lorsque les autorités ont annoncé en 2009 vouloir implanter ce logiciel sur chaque ordinateur vendu en Chine, les internautes ont réagi rapidement, et l’affiche publicitaire du produit a été victime d’une parodie. La publicité, montrant initialement un lapin solitaire, a été détournée et présentée avec plusieurs lapins en train de s’accoupler.
De plus, les internautes ont répondu à l’éventuelle implantation de ce logiciel par la création de la Green Dam Girl, un personnage féminin de style manga. Avec ses vêtements verts et des lapins dans ses bras, cette jeune fille représentait le logiciel de protection. Cependant, comme elle portait également un chapeau décoré de l’image d’un crabe de rivière, symbole de la censure en Chine, elle incarnait aussi la dissidence et le mécontentement de la jeunesse chinoise face au projet du gouvernement. L’image a alors été reprise et a servi à produire des vidéos et des chansons qui avaient pour but de parodier le logiciel. En raison des satires des internautes chinois, mais aussi parce que le logiciel était jugé vulnérable et semblait comporter des lacunes, ce projet a finalement été abandonné par le gouvernement [12].
Une autre parodie efficace est celle qu’a proposée Hu Ge, un internaute de 31 ans habitant Shanghai. Intitulée A Bloody Case Caused by a Steamed Bun, elle est basée sur le film The Promise du grand cinéaste chinois Chen Kaige. Réalisée en quelques jours, cette œuvre se veut certes une blague, mais elle véhicule aussi des messages sérieux. Par exemple, lorsque dans le film deux individus sont montrés en train de se battre, un narrateur est ajouté dans la parodie pour expliquer que la cause de ce conflit est un retard de paye. Cet exemple illustre un problème bien réel en Chine, celui du retard des paiements de salaires. Cette parodie relève ainsi d’un humour noir, car elle fait rire bien amèrement les victimes de ce phénomène. En d’autres mots, l’œuvre de Hu Ge est non seulement amusante, mais elle est aussi le reflet de préoccupations sociales des gens dans la vie de tous les jours [13]. Toutefois, cette satire a eu d’autres répercussions. Tandis que la vidéo a reçu rapidement une attention nationale, le réalisateur Chen Kaige a menacé d’attaquer Hu Ge en justice pour violation de droits d’auteur. Un sondage a toutefois démontré que la vaste majorité de la population prenait le parti de Hu Ge. De plus, des avocats se sont proposés pour le défendre pro bono [14]. Face à la pression publique, Chen Kaige a laissé tomber le procès : victoire d’un individu ordinaire sur une figure puissante et extraordinaire.
L’utilisation de la parodie dans Internet a donc une double utilité : d’une part, elle offre la possibilité de formuler des critiques et de véhiculer des opinions et, d’autre part, elle donne une forme de pouvoir à des individus en leur permettant de s’exprimer et de faire entendre leur voix [15]. Jeter un regard sur l’utilisation de l’humour [16] dans le Web chinois montre que les internautes sont capables de défier adroitement la censure. Cette forme de cyberdissidence révèle la profondeur de la question du contrôle étatique dans Internet. Ultimement, bien que l’humour dans la toile chinoise ne permette pas de vaincre la censure dans sa totalité, il peut néanmoins servir comme outil de lutte contre elle. Plus exactement, il rend possible la transgression des règles de hiérarchie et de censure, il agit comme un véhicule libérateur de critiques et d’émotions [17] et il donne un moyen aux internautes chinois pour agir réellement et collectivement contre la cybercensure [18]. L’arrivée au pouvoir de l’actuel président Xi Jinping en 2013 n’a pas mené à un adoucissement du contrôle en ligne. Ainsi, la cybercensure persiste en Chine [19], tout autant que l’utilisation d’un humour noir chinois, reflet d’autoritarisme étatique et d’inégalités sociales, pour protester contre elle.
— Catherine Déry, étudiante au programme de maîtrise en histoire de l'Université de Montréal