Bien qu'intéressante et sans forcément prêter foi à l'entièreté de cet éclairage - toujours délicat lorsqu'il s'agit d'expliquer l'évolution d'une société moderne - Veissière a néanmoins pensé introduire aussi un élément de biologie évolutive à titre explicatif de ce paradoxe apparent. Il mentionne un processus d'amplification de nos émotions négatives issu de l'évolution et ce phénomène neurologique aurait eu pour fonction de nous tenir en alerte plus efficacement face au danger. Imaginons un faible bruit soudain, il pourrait s'agir d'un prédateur en embuscade. Sans ce phénomène d'amplification, un hominidé pourrait choisir d'ignorer cet avertissement et risquer de finir sous les crocs du prédateur en question. Dès lors on peut imaginer que ce garde-fou ait pu apparaître assez tôt chez les espèces avec l'arrivée de la prédation.
Au passage, on peut noter un parallèle entre douleurs et émotions négatives. Il se trouve, de fait, que des études ont mis en évidence le phénomène d'amplification de la douleur par la simple suggestion, c'est l'effet nocebo, le phénomène inverse en quelque sorte de l'effet placebo. Ce processus neurophysiologique propre à notre espèce qui fait intervenir le langage serait-il dérivé de celui de l'amplification des émotions négatives que nous venons d'évoquer? Si c'est le cas, une autre question se pose : pourquoi, à l'effet placebo, ne pourrait-il pas correspondre un phénomène d'amplification des émotions positives de telle sorte qu'il pourrait faire contrepoids à celui amplifiant nos émotions négatives? On pourrait penser que ce jeu d'équilibre de nos émotions aurait favorisé l'émergence de notre espèce et son développement ultérieur. Du moins, en aurait-il été une de ses composantes.
Le cerveau d'un organisme, quel qu'il soit, n'est pas une machine, mais est issu d'une évolution biologique. On peut fort bien imaginer qu'il a fini par se doter ici de deux zones dont l'une a pour fonctions de traiter les émotions positives et l'autre les émotions négatives. L'activation de chacune de ces zones aurait pour effet de diminuer, voire de neutraliser l'activité de l'autre. Chez notre espèce, cette activité neuronale aurait atteint un niveau de complexité plus élevé avec la structure toujours plus ramifiée de nos sociétés et leurs moyens de communication. D'ailleurs limiter cette complexité à l'activité neuronale serait faire preuve de simplification outrancière, et cela, même chez la souris, car nous savons depuis peu que le système immunitaire du rongeur module son anxiété par la production d’acétylcholine via les cellules NK. Ici encore, nous ne sommes qu'au début des découvertes que nous réservent les études à venir dans ce domaine.
Références
1 - Marie-Hélène Proulx, Pièges de cristal, L'actualité, décembre 2025, p. 47 à 51
Samuel Veissière, Homo fragilis : aux origines évolutives de la fragilité humaine, 2025