Justice familiale

Le droit de la famille est susceptible de toucher à peu près tous les couples au Québec, même les conjoints non mariés. Tous peuvent devoir s’affronter en justice, particulièrement s’ils ont des enfants. En cas de conflit familial important, plusieurs personnes au Québec estiment ne pas être en mesure de payer un avocat pour les représenter. En l’absence de ressources publiques disponibles pour pallier ce manque, nombreuses sont celles qui doivent se débrouiller avec la justice sans aide. Parmi ces personnes, plusieurs peinent à formuler un raisonnement juridique et à faire valoir leurs droits.

La cause Éric c.Lola [1] a fait les manchettes en 2013 pour une histoire à première vue banale : un couple non marié avec trois enfants. Éric figure parmi les plus riches du Québec. Après leur séparation en 2008, Lola souhaite obtenir une pension alimentaire* pour elle-même. Or, la loi ne prévoit pas un tel droit aux conjoints de fait. Sans avocat, le débat se serait terminé rapidement. Cependant, avec l’assistance de son avocate, Lola allègue que la loi québécoise est discriminatoire, puisqu’elle n’offre pas les mêmes protections aux couples en union de fait qu’aux couples mariés. En raison de l’importance de l’affaire et du réel débat sur la protection des conjoints non mariés, l’histoire se rend jusqu’à la Cour suprême, en 2013. Malgré le rejet de sa demande, Lola avait pu revendiquer ses droits, car contrairement à beaucoup de personnes au Québec, elle avait la capacité de payer des honoraires d’avocats.

Une représentation facultative 

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Partout au Canada, le droit à l’avocat est un droit fondamental uniquement en cas d’arrestation ou de détention. Quant au reste, notamment en matière familiale, la réponse avait été donnée par la Cour suprême du Canada en 2007 : le droit à l’avocat n’est pas fondamental, et ce, malgré le rôle central de ce dernier dans le système judiciaire [2]. De même, au Québec, bien que toute personne puisse se faire représenter par un avocat, elle peut aussi ne pas l’être [3]. Dans les faits, la représentation par avocat demeure exceptionnelle [4]. En d’autres mots, le système reconnaît qu’un individu peut éprouver de la difficulté à se débrouiller en justice sans avocat, mais en avoir un n’est aucunement obligatoire.

Le phénomène de la représentation sans avocat devant les tribunaux – ou de l’« autoreprésentation » – est en croissance au Québec. En 2012, le professeur de la faculté de droit de l’Université de Montréal (UdeM) Pierre-Claude Lafond estimait qu’au moins une personne n’était pas représentée par un avocat dans 42 % des quelque 28 000 dossiers de séparation, de divorce, de garde d’enfants ou de pension alimentaire [5]. La professeure au Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Emmanuelle Bernheim estimait cette proportion à 50 % en 2016 [6]. Cette croissance peut s’expliquer par diverses raisons, comme l’acceptation sociale croissante du divorce et des relations familiales non traditionnelles, ainsi que par les honoraires élevés des avocats [7].

La justice, financièrement inaccessible 

Au Québec, 69 % des citoyens estiment ne pas avoir les moyens financiers de recourir à un avocat en cas de différend [8]. L’aide juridiqueest accessible uniquement à ceux qui ont un revenu brut annuel inférieur à 20 476 $. Ce revenu est légèrement en deçà de celui d’une personne qui travaille à temps plein au salaire minimum. Bien que ce seuil varie en fonction du nombre de personnes vivant sous un même toit [9], la majorité des personnes non représentées ne sont en fait pas admissibles à l’aide juridique. Pour autant, elles ne peuvent assumer les honoraires élevés des avocats [10]. En effet, le taux horaire médian des avocats varie de 101 $ à 150 $ [11]. Comble de l’ironie, même des avocats disent : « Je ne pourrais pas payer mes propres services. » Si cette affirmation se veut un peu humoristique, elle est alarmante : les honoraires élevés des avocats et l’inaccessibilité à l’aide juridique sont des barrières importantes à l’accès à la justice [12].

Évidemment, les honoraires élevés des avocats ne sont pas les seuls en cause ici. Les frais judiciaires des procédures au palais de justice de même que les autres services auxquels une personne doit avoir recours dans des dossiers judiciarisés (huissier, sténographe, experts, etc.) pèsent aussi dans la balance [13]. Ainsi, au Canada, un divorce à l’amiable coûte minimalement 1 845 $ ; un procès civil de deux jours coûte en moyenne 31 300 $, et un procès de cinq jours, 56 439 $ [14]. Puisque la rémunération annuelle moyenne au Québec est de 45 950 $ par année, le système de justice est, de façon évidente, financièrement inaccessible [15].

Entre le marteau et l’enclume   

Les deux tiers des Québécois et des Québécoises ne croient pas être en mesure de faire face à la justice seuls [16]. Si recommander à quelqu’un sans formation médicale d’être son propre médecin ou chirurgien semble impensable, demander à un individu sans formation juridique d’être son propre avocat le paraît tout autant. La majorité des personnes non représentées ne peuvent soutenir un raisonnement juridique dans l’interprétation des lois [17]. Par exemple, la lecture des décisions de la Cour d’appel du Québec révèle que les arguments des justiciables non représentés sont souvent rejetés, et plusieurs avocats praticiens constatent également leur difficulté à se retrouver seuls au palais de justice [18].

Les difficultés que les personnes non représentées vivent avec le système judiciaire réduisent leurs chances de succès et affectent leur capacité à formuler des raisonnements juridiques. En présence d’une personne non représentée, les juges doivent s’adapter. Ils doivent prendre plus de temps avec elle, notamment pour s’assurer qu’elle comprend le processus judiciaire et le rôle du juge, tout en restant – et surtout en paraissant – impartiaux [19]. Dans l’intervalle, d’autres causes ne sont pas entendues, la justice prend plus de temps, les coûts du système de justice augmentent, le tout, à la charge financière de l’État [20]

Les avocats doivent également s’adapter à cette réalité. Si la partie adverse est représentée par un avocat, celui-ci aura la délicate tâche d’aider la personne non représentée à comprendre le fonctionnement et les procédures à la cour, en s’assurant toutefois que son propre client ne perçoit pas cette aide comme un manque de loyauté [21]. Une étude effectuée auprès de 335 avocats pratiquant le droit familial en Ontario indique que 91 % de ceux-ci estiment que l’autoreprésentation est une situation problématique, tant pour les personnes non représentées que pour les avocats, les juges et le personnel des palais de justice qui y sont exposés [22]. Tout porte à croire que cette opinion est partagée par leurs confrères et consœurs québécois [23].

Une bouée de sauvetage 

Un service d’avocats de garde en droit de la famille (SAGE) a été lancé en 2010 par le Barreau de Montréal etoffre un soutien ponctuel aux personnes non représentées en matière familiale. Tout se déroule assez rapidement, et à la dernière minute. Lorsqu’une personne non représentée se présente à la Cour supérieure, un greffier spécial* ou un juge peut la diriger vers le comité SAGE pour une consultation individuelle d’environ trente minutes avec l’avocat bénévole de garde. La consultation a lieu le matin même de l’arrivée de la personne non représentée au palais de justice. 

Cette consultation consiste en une séance d’information juridique de base. L’avocat explique la procédure en matière familiale et remet au besoin de la documentation à la personne non représentée. À la fin de la consultation, l’avocat l’encourage à se rendre ultérieurement à un centre de justice de proximité* pour obtenir plus de soutien.

Le comité SAGE entraîne plusieurs retombées potentielles, notamment celles d’accélérer le traitement des demandes, de guider les personnes non représentées, de même que d’éviter que le juge ou l’avocat de la partie adverse se retrouvent dans une situation délicate, comme mentionné plus tôt. Malheureusement, aucun suivi n’est fait avec les personnes non représentées ; au terme de la consultation, elles sont à nouveau seules. Bien qu’aucune étude à ce jour ne porte sur le comité SAGE, le manque de ressources laisse penser qu’un suivi personnalisé n’est pas possible. Pour cette même raison, au total, 1 500 consultations ont été données par le comité SAGE entre 2010 et 2016 sur environ 35 000 dossiers en matière familiale comportant au moins une partie non représentée [24]. De plus, puisque les consultations fonctionnent par une recommandation par un juge ou un greffier spécial et qu’elles doivent être traitées le matin même, l’hypothèse que les juges et greffiers spéciaux envoient au comité SAGE uniquement les cas plus sérieux, pour ne pas surcharger l’avocat de garde, peut être avancée. Or, en l’absence d’étude à ce sujet, ni une validation de cette hypothèse ni une évaluation des services offerts pour savoir s’ils répondent aux besoins réels ne peuvent être effectuées.

La recherche pour un accès à la justice 

Bien que l’assistance d’un avocat en droit familial soit d’une grande utilité, elle n’est pas obligatoire. Or, au Québec, plusieurs personnes aux prises avec un conflit devant les tribunaux n’ont pas accès aux services d’un avocat, faute d’argent. Au palais de justice, la présence de ces personnes non représentées gêne les avocats et les juges, qui doivent alors concilier des rôles parfois contradictoires. En fin de compte, ces personnes peinent à respecter la procédure et parviennent difficilement à faire valoir leurs droits.

Les personnes non représentées se retrouvent dans à peu près tous les domaines du droit. Pour mieux diagnostiquer la situation et apporter des solutions durables, des chercheurs de l’UQAM et de l’UdeM du projet Accès au droit et à la justice (ADAJ) travaillent présentement à l’étude du phénomène dans des cliniques juridiques, notamment par des entrevues de groupe, de l’observation et des suivis. Les chercheurs envisagent l’établissement d’un projet pilote à Montréal en partenariat entre autres avec la Clinique juridique du Mile End, qui permettra de soutenir des personnes non représentées et de leur offrir un suivi [25]. Un volet d’accompagnement moral s’ajoute à l’accompagnement juridique pour les personnes non représentées. L’espoir est que tous pourront éventuellement bénéficier de cette initiative et avoir accès au système de justice à un coût abordable. Après tout, Éric et Lola ne sont pas seuls à avoir besoin des tribunaux.

 

— Valérie Costanzo, étudiante au programme de maîtrise en droit à l'Université de Montréal

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