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Les discussions autour de l’identité privée d’Elena Ferrante, auteure de la trilogie L’amie prodigieuse, font couler beaucoup d’encre depuis plusieurs années. Récemment, Michel Tremblay déclarait dans une entrevue menée par Gabriel Anctil, journaliste au Devoir, qu’il habitait six mois par année à Key West, entre autres pour départager l’écrivain de la personnalité publique. À l’inverse, certains auteurs sont sur toutes les tribunes. Dans un contexte où l’écrivain québécois peine à vivre de sa plume – l’Union des écrivaines et des écrivains québécois nous informait en novembre 2018 que le revenu moyen des écrivains québécois en 2017 dépassait à peine les 9 000 $ –, doit-il nécessairement se faire voir pour promouvoir son œuvre ? Entrevue avec la professeure Marie-Pier Luneau.

En cette époque de grande médiatisation, que pensez-vous du choix d’Elena Ferrante de ne pas se montrer publiquement (de rester hors de la sphère médiatique) ?

Il est vrai qu’à l’ère du numérique, avec la rapidité et la fluidité des échanges permis entre autres par les réseaux sociaux, la pression médiatique sur les écrivaines et les écrivains peut paraître énorme et en ce sens, il appartient à chacun d’établir son propre rapport aux médias et à la vie publique, en fonction de sa démarche et de la place qu’elle ou qu’il souhaite occuper dans le champ littéraire. Il n’y a donc pas de « bonne » ou de « mauvaise » façon d’être écrivain, même en regard des activités de promotion, qui sont souvent considérées comme « mercantiles » ou « indignes » face à la condition de l’artiste.

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Certains auteurs refusent complètement le jeu médiatique, convaincus que le livre doit absolument faire son chemin seul jusqu’au lectorat : c’était la position de Gabrielle Roy, qui déplorait le temps consacré aux activités de promotion, au détriment du temps d’écriture. D’autres écrivains sont plus ou moins rétifs à parler de leur œuvre : Jacques Poulin n’accorde que de très rares entrevues… D’autres enfin – probablement une majorité dans l’histoire, comme dans l’actualité littéraire – sont très à l’aise avec les activités de promotion.

Ce dont le cas d’Elena Ferrante atteste, c’est surtout l’inextinguible curiosité du lectorat et des médias, lorsqu’une autrice ou un auteur refuse de se montrer. Les cas d’écrivains ayant publié sous pseudonyme sont nombreux dans l’histoire : généralement, moins l’écrivain se montre, plus les médias le poursuivent, car l’anonymat est peu supportable pour le public, qui le reçoit comme une énigme à résoudre. En France, le célèbre cas Émile Ajar/Romain Gary l’a bien démontré. Face à la pression médiatique, Romain Gary, qui se cachait sous le pseudonyme d’Émile Ajar, en est venu à demander à l’un de ses neveux, Paul Pavlowitch, d’incarner physiquement cet écrivain lors de certaines entrevues… La vérité n’a été connue qu’au moment du suicide de Romain Gary et a provoqué beaucoup de remous. Les mêmes questions soulevées par le cas de Ferrante avaient alors surgi : quel est le devoir d’authenticité de l’écrivain face à son public ? Peut-il lui cacher son identité réelle sans compromettre le « pacte de lecture », historiquement basé sur l’authenticité, qui les unit ? L’analyse de nombreux cas de mystifications littéraires ayant eu cours dans l’histoire tend à prouver que plus le public a été floué (en particulier quand la mystification a perduré dans le temps), plus la réaction est négative et amère, considérant les « inventions » d’écrivains comme des abus de pouvoir.

Au Québec, ce qu’on a appelé « l’affaire Ducharme », alors que Réjean Ducharme a été littéralement poursuivi par les journalistes après la sortie de L’avalée des avalésen 1966, relève de ressorts semblables au cas Ferrante. Nous sommes, dans ces deux situations, devant un écrivain qui refuse de se montrer, mais qui, puisqu’il remporte avec ses romans un succès important, subit littéralement une « traque » journalistique.

 

Le rapport entre l’auteur et son livre a-t-il beaucoup changé d’hier à aujourd’hui ?

La question est excellente, car c’est toujours un travers, à mon avis, que de considérer sa propre époque comme étant « la pire à… », « la première à… ». L’histoire nous enseigne qu’au contraire, la participation de l’auteur à la promotion et à la diffusion de son livre est très ancienne : l’essor du personnage de l’éditeur, surtout à partir du 18siècle en France et des années 1920 au Québec, nous a appris à lui attribuer toutes les opérations commerciales liées à la diffusion des livres, afin de nous bercer de l’illusion que la seule préoccupation de l’auteur était de créer. En réalité, quel auteur ne veut pas être lu ? Les correspondances entre auteurs et éditeurs pullulent de protestations d’auteurs qui accusent leurs éditeurs de ne pas accorder assez d’argent en publicités à leurs livres, assez de démarches pour obtenir des entrevues avec les grands médias ou pour décrocher des prix littéraires, etc.

Pour prendre l’exemple de la France, c’est progressivement à partir du 18siècle, mais surtout au 19siècle, que l’écrivain devient ce que j’appellerais un « être médiatique ». Les journaux et les périodiques lui réservent alors une place sans précédent, et toute cette promotion sera justement supportée par l’action des éditeurs de livres, devant l’accroissement constant du public lecteur, concomitant aux progrès de l’alphabétisme. On parle beaucoup, de nos jours, de la « vedettisation » des écrivains, comme si ces phénomènes médiatiques relevaient de quelque chose de fondamentalement « nouveau », et surtout, de « mal ». Or, les travaux récents en sociologie de la littérature ont bien montré comment, par exemple, dès l’essor de la photographie comme nouveau moyen technique, les écrivains s’en sont emparés (Victor Hugo au premier chef), pour faire la promotion d’une image extrêmement travaillée d’eux-mêmes, dans le but de produire des effets précis.

Au Québec, pas plus qu’ailleurs, les écrivains ne se sont refusés au jeu de la promotion à mesure que s’établissait un système du livre efficient. Claude-Henri Grignon, qui publie en 1933 son roman Un homme et son péché, dont il modifie le texte dans une nouvelle édition en 1935 réécrite en partie pour plaire au jury du prix David (qu’il remporte), puis qu’il décline en radio-roman et enfin en téléroman, demeure un excellent exemple de l’intérêt que l’auteur peut prendre à la diffusion de son œuvre et des canaux qu’il privilégie pour y parvenir. Grignon est d’ailleurs très présent dans les journaux des années 1930, 1940 et 1950 : les entrevues qu’il accorde sont nombreuses et régulières. En somme, ce sont les moyens de promotion qui changent avec les époques, pas l’attitude des écrivains à leur égard, eux qui ont le loisir de s’opposer à ce jeu ou d’y collaborer, avec, évidemment, des conséquences sur le plan des ventes.

 

La promotion du livre par l’écrivain est-elle nécessaire à son succès ? Vu le revenu précaire de la majorité des écrivains québécois, ceux-ci peuvent-ils vivre de leur plume sans se faire happer par la « machine » de la promotion de leur œuvre et de l’autopromotion ?

Le plus intéressant serait de poser la question directement à des écrivains québécois contemporains : sans doute diraient-ils que la promotion – en particulier sur les réseaux sociaux – est certes exigeante, voire épuisante, mais nécessaire. En réalité, je doute toutefois qu’il existe au Québec un système qu’on pourrait qualifier de « machine » promotionnelle. Au contraire, ce que dénoncent le plus souvent les écrivains – appuyés par leurs éditeurs –, c’est précisément l’absence de lieux où parler de littérature. Le discours contre, par exemple, l’absence d’émissions de télévision dédiées à la littérature québécoise est récurrent et tangible. En clair, ce qui me semble pointer dans le discours des auteurs et des éditeurs actuels, c’est bien plus le fait qu’une nouveauté reste très peu de temps en librairie et que, faute de tribunes où en faire la promotion, la sortie d’un livre tombe trop souvent à plat.

Qui plus est, il serait bien ingénu de penser que l’éditeur peut supporter seul tout le travail de promotion du livre. Non seulement parce que c’est l’auteur que le public veut voir et entendre, mais également parce qu’il est en général très bien placé pour parler de son œuvre, malgré tous les discours de dénégation de l’économie qu’il peut déployer… Il dira à tout vent qu’il déteste « vendre sa salade », mais s’y résout pourtant.

 

Quelles sont les solutions pour assurer la survivance d’une littérature de qualité sans que l’auteur ait à se mettre en scène ? Comment concilier ces deux aspects du processus de mise en marché d’un livre, de prime abord opposés ?

Encore une fois, je ne crois pas que la participation de l’auteur aux activités de promotion puisse être considérée comme « opposée » à ses activités de création. Ce sont sans doute des occupations fort différentes, qui demandent des compétences différentes, mais qui ne s’excluent pas de facto.

C’est notre conception de la littérature qui fait en sorte que nous avons tendance à penser que « littérature de qualité » = « créateur solitaire entièrement dédié à sa création » vs « littérature populaire » (ou de divertissement) = « auteur à la chaîne qui ne produit que pour des motifs économiques ». Cette vision binaire de la littérature est réductrice, elle ne correspond pas à la réalité.

 

Ferrante a écrit dans Frantumaglia : « Le retentissement de l’auteur ou, pour mieux dire, du personnage d’auteur qui entre en scène grâce aux médias est-il un support fondamental pour le livre ? » Que lui répondriez-vous ? 

Je dirais d’abord qu’elle a bien raison de faire la différence entre « l’auteur » et « le personnage d’auteur ». La personaincarnée par l’écrivain sur la scène publique est toujours une construction qui comprend la somme des représentations qu’ont induit, dans l’esprit du public, les différentes entrevues et apparitions médiatiques, les lectures faites de l’œuvre, les commentaires énoncés à l’égard de l’auteur et de l’œuvre. Qu’il le veuille ou non, l’individu écrivain endosse ce personnage imaginaire construit au fil du temps dans l’esprit du public.

En ce qui a trait à la question de savoir si la mise en scène du personnage d’auteur est fondamentalepour le livre, il n’y a pas, encore une fois, de bonne ou de mauvaise réponse : tout dépend de la démarche de l’auteur et de la place qu’il entend occuper dans le champ littéraire.

Ce qu’on peut dire, si on prend la question par l’autre bout de la lorgnette, c’est que le lecteur, quel qu’il soit, désire, à des degrés divers, cette figure de l’auteur. Le vieux rêve qu’avait formulé Roland Barthes dans son célèbre texte intitulé La mort de l’auteur (1969), et qui stipulait que « la naissance du lecteur devait se payer de la mort de l’auteur », a été, depuis, largement contesté, pour de multiples raisons. Dès qu’il ouvre le livre, le lecteur commence déjà sa quête de la figure de l’auteur, quête qu’il poursuivra, ou non, une fois la couverture refermée. Dans le cas d’Elena Ferrante, ce qui a suscité l’indignation, c’est l’acharnement de certains journalistes à dévoiler sur la place publique des renseignements personnels liés aux revenus de l’autrice et à l’achat de propriétés foncières. Mais rien n’indique que le lecteur et la lectrice ne sont pas, à géométrie variable, fascinés au moins par son projet, puisqu’ils rachètent, depuis maintenant des décennies, les livres qu’elle signe. La fascination d’un lecteur pour une signature, pour une « œuvre » complète, c’est, bien sûr, le plaisir de lecture chaque fois renouvelé, mais c’est souvent, aussi, un peu plus. Le « pacte de lecture » suppose un sujet lecteur qui se questionne sur le projet auctorial (sans chercher, bien sûr, à connaître tous les détails de la vie privée d’un auteur). En somme, les cas de refus du jeu médiatique comme ceux de Ducharme ou de Ferrante, réguliers dans l’histoire littéraire, semblent émerger pour questionner, justement, les cadres qu’une société donnée veut imposer à ce fameux « pacte de lecture ».

— Marie-Paule Primeau, rédactrice en chef de la revue Dire, Université de Montréal

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