Aujourd’hui, les hommes et les femmes occupent une proportion équivalente de la force de travail globale au Québec [1]. Cependant, les sources de stress au travail qui les affectent ne sont pas les mêmes, ils font donc face à des problématiques de santé bien différentes. En effet, la santé des hommes et des femmes est influencée par des facteurs biologiques liés au sexe, mais aussi par plusieurs couches d’inégalités socioculturelles liées au genre. Ainsi, les stéréotypes liés au sexe et au genre contribuent à faire perdurer les inégalités en matière de stress et de santé au travail. Mieux comprendre leurs répercussions sur la santé des travailleurs fournit des pistes pour encourager l’égalité en matière de santé et de bien-être au travail.
Au Canada, 34 % des travailleuses et des travailleurs nomment le stress au travail comme la cause principale de leur arrêt de travail pour santé mentale [2]. Aussi, ces statistiques varient entre les hommes et les femmes, qui présentent différents risques de développer des maladies liées au stress. Selon le docteur Robert-Paul Juster, chercheur au Département de psychiatrie et d’addictologie de l’Université de Montréal, « chaque cellule est sexuée, chaque individu est genré et chaque être est stressé [3] ». Le fait de considérer plusieurs facteurs liés au genre institutionnalisé* fournit des pistes qui permettent de mieux caractériser ces différences.
L’évolution du milieu de travail
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Le choix d’une carrière repose sur plusieurs facteurs, comme les centres d’intérêt, les compétences et la personnalité de l’individu. Cependant, le fait d’être un homme ou une femme pourrait aussi fortement influencer ce choix. En effet, certaines professions sont historiquement plus fortement masculines ou féminines.
Depuis les années 1950, la proportion de femmes sur le marché du travail a augmenté de manière importante au Canada [4]. En 2018, les femmes représentaient près de la moitié de la force de travail au Québec [5]. Malgré leur présence plus importante, elles doivent encore aujourd’hui lutter contre des injustices dans le milieu de travail, comme l’iniquité salariale ainsi que les possibilités limitées d’avancement au sein de l’organisation [6]. Ces inégalités constituent une importante source de stress qui nuit à la santé et qui, dans un retour circulaire, fait perdurer les inégalités en santé chez les hommes et les femmes. Par exemple, la dépression constitue l’un des principaux troubles de santé mentale liés au stress au travail, et les femmes ont deux fois plus de risque de souffrir de dépression que les hommes [7]. Toutefois, si le sexe*n’est pas pris en compte avec d’autres facteurs d’origine socioculturelle, comme le genre*, l’efficacité des interventions organisationnelles qui visent à promouvoir l’égalité hommes-femmes s’en trouve limitée [8].
Comprendre l’interaction entre les facteurs biologiques (sexe) et socioculturels (genre) permet de mieux expliquer pourquoi les hommes et les femmes font face à des problématiques de santé différentes au travail. En effet, le genre est un important déterminant social de la santé, puisqu’il influence les attitudes des gens face à leur propre santé. Il peut ainsi affecter la manière dont les hommes et les femmes vont chercher de l’aide lorsqu’ils et elles font face à une problématique de santé mentale, qu’elle soit liée au travail ou non [9].
Par exemple, le faible soutien social de la part des collègues ou du superviseur de travail représente une importante source de stress au travail [10]. Cependant, le soutien social en soi est lui-même un concept genré [11]. En effet, l’écoute et l’empathie sont des qualités souvent perçues comme typiquement féminines [12]. Les normes masculines entourant le contrôle de l’expression des émotions chez les hommes expliqueraient ainsi pourquoi les femmes qui occupent des professions traditionnellement masculines (par exemple, menuisière) bénéficient d’un plus faible soutien social que leurs pairs [13]. Aussi, indépendamment du sexe d’un individu, les effets néfastes du stress chronique sur le fonctionnement biologique sont atténués chez les hommes androgynes, qui endossent simultanément des rôles de genre masculins et féminins, alors que cette différence n’est pas observée chez les femmes ayant ce même profil de rôles de genre [14].
L’inclusion du sexe et du genre permet donc de rendre un meilleur compte de la complexité des interactions entre les déterminants biologiques et sociaux de la santé des travailleuses et des travailleurs [15]. Cependant, de nouveaux facteurs socioculturels d’envergure plus large ont été suggérés, comme le genre institutionnalisé et la composition sexuée du milieu de travail*. Ces facteurs devront être étudiés de manière plus approfondie en lien avec la santé des travailleuses et des travailleurs [16].
Le genre institutionnalisé
La citation du docteur Robert-Paul Juster illustre bien l’existence de différents gradients du sexe et du genre au sein même de l’individu. Toutefois, l’individu se situe aussi au sein d’un écosystèmecomposé de plusieurs paliers qui s’étendent du particulier (l’individu) au général (la famille, le milieu de travail, les institutions) au sein de la société [17]. Cet écosystème très large abrite plusieurs couches d’inégalités sexuées et genrées, qui se regroupent sous le terme parapluie du genre institutionnalisé [18]. En raison même de sa définition, le genre institutionnalisé peut, par extension, contribuer à faire perdurer certaines normes et certains stéréotypes liés au genre qui nuisent à la santé des hommes et des femmes dans le milieu de travail [19]. Le genre institutionnalisé peut être étudié en « pelant les couches de l’oignon », où chacune des couches représente un palier différent d’inégalités sexuées et genrées au sein de la société, et qui s’étend de l’individu jusqu’à son environnement plus large. Au cœur de cet oignon se trouvent des facteurs individuels comme le sexe, les rôles de genre, l’identité de genre* ou encore l’orientation sexuelle*. L’étude des relations de genre – soit la manière dont les gens interagissent avec leur entourage en fonction de leur propre sexe et genre – permet de mieux expliquer comment différentes couches d’inégalités liées au sexe et au genre peuvent influencer le stress et la résilience à des troubles de santé mentale chez les travailleuses et travailleurs[20]. Par exemple, est-ce que le fait d’endosser des rôles de genre qui ne correspondent pas à son sexe biologique (par exemple, un homme endossant des rôles de genre fortement féminins) constitue un facteur de stress ? Les études en matière de stress et de santé des travailleuses et travailleurs soutiennent cette affirmation [21].
La représentativité des sexes
La représentativité des hommes et des femmes dans un domaine professionnel, ou composition sexuée du milieu de travail, fait référence à la distribution des hommes et des femmes au sein d’un domaine professionnel donné [22]. Si le nombre d’hommes et de femmes est réparti de manière égale dans un domaine professionnel, ce domaine est dit à composition neutre (par exemple, restauration, journalisme). Au contraire, lorsque les sexes ne sont pas distribués de manière équitable au sein d’un domaine, ce domaine en est un de ségrégation sexuée (par exemple, charpentier, menuisier ou infirmière). Plus précisément, les travailleuses et travailleurs appartenant au sexe en minorité dans un domaine sont jugés plus susceptibles d’être affectés par le stress au travail, et donc aussi vulnérables au développement de troubles de santé mentale, comme la dépression [23]. De manière plus importante, les effets de la ségrégation sexuée du milieu de travail ne sont pas les mêmes pour les hommes et les femmes [24] et sont parfois même avantageux pour les hommes [25]. À titre d’exemple, une étude a démontré que les hommes bénéficiant d’un statut de minorité dans un emploi étaient souvent mieux intégrés dans le milieu de travail et recevaient un plus grand niveau de soutien social de la part de leurs collègues en comparaison avec les femmes dans cette même situation [26]. La composition sexuée du milieu de travail représente une couche du genre institutionnalisé qui permet de mieux comprendre comment certains facteurs environnementaux liés au sexe et au genre peuvent avoir un effet sur la santé des travailleuses et des travailleurs. Cependant, elle ne suffit toujours pas pour expliquer certaines des inégalités qui perdurent dans le milieu de travail.
Diversité, inclusivité et équité
Plusieurs chercheurs ont tenté de conceptualiser et de développer des mesures pour évaluer les répercussions des inégalités sexuées et genrées sur la santé des travailleuses et des travailleurs. En science, aucun consensus n’existe sur une mesure valide des différentes facettes du genre [27]. De plus, le développement d’une mesure fiable de ces inégalités est intimement lié à la manière dont les études ont défini le sexe et le genre. À ce jour, les études sur les fondements biomédicaux de la santé des hommes et des femmes ont défini le sexe comme l’ensemble des caractéristiques biologiques qui permettent de différencier les hommes et les femmes, et le genre plutôt comme étant lié aux aspects socioculturels qui dictent ce qui est perçu comme masculin ou féminin dans la société [28].
Cependant, des penseurs post-modernes influents contestent ces définitions du sexe et du genre. Par exemple, la philosophe Judith Butler remet en question la dichotomie entre sexe et genre. Plus précisément, Butler suggère que le sexe et le genre sont tous deux des concepts d’origine socioculturelle qui doivent être considérés sur un spectre plutôt que sous une loupe qui catégorise ces construits comme étant mutuellement exclusifs. Les recherches futures qui s’intéresseront aux fondements biomédicaux de la santé humaine bénéficieront d’une investigation plus approfondie de ces modèles qui permettraient de promouvoir l’inclusivité, l’équité et la diversité en recherche.
En effet, la théorie proposée par Butler pourrait aider à mieux rendre compte de la réalité des personnes qui se situent au carrefour des conceptualisations biomédicales actuelles du sexe et de la pluralité de genres, comme les membres de la communauté LGBTQ+, qui font d’ailleurs face à des problématiques uniques de santé. Néanmoins, les efforts déployés à ce jour ont démontré que le sexe et le genre, tels que définis actuellement en sciences biomédicales, sont des déterminants importants de la santé qui méritent plus d’attention [29].
L’affinement des définitions du sexe et du genre fait partie d’un processus itératif qui permettra d’améliorer la compréhension des enjeux de santé différents des travailleuses et des travailleurs [30]. Ce faisant, les prochaines études et les prochains programmes d’intervention en milieux organisationnels devront considérer cet ensemble de facteurs individuels et environnementaux liés au genre afin de rendre compte de la complexité des inégalités entre les hommes et les femmes, qui sont influencées par différents facteurs liés au genre au sein du milieu de travail.
— Philippe Beauchamp-Kerr, étudiant au programme de maîtrise en sciences biomédicales à l'Université de Montréal