Des centaines de millions de dollars de plus sont nécessaires chaque année pour renverser les pertes de biodiversité —restaurer les forêts et les terres humides, établir des zones protégées, mettre en place une agriculture plus durable. Mais ce n’est pas seulement une question d’investissements dans la protection de la biodiversité. Les gouvernements doivent aussi cesser de subventionner sa destruction.
Ce reportage est d’abord paru dans le magazine canadien The Narwhal.
Il est republié ici dans le cadre du partenariat entre l'Agence Science-Presse et Covering Climate Now,
une collaboration internationale de quelque 500 médias visant à renforcer la couverture journalistique du climat.
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Chaque année, les différents pays dépensent au moins 1800 milliards$ « en subventions qui contribuent à la destruction d’écosystèmes et à l’extinction d’espèces », selon un rapport de 2022 de Business for Nature et de The B Team, deux coalitions de groupes d’affaires et écologiques centrés sur le développement durable. C’est l’équivalent de 2% de la valeur monétaire de tous les biens et services produits à travers le monde.
Le Canada ne fait pas exception. À travers des subventions directes, des réductions de taxes et d’autres types d’aides, les gouvernements fédéral et provinciaux donnent un coup de pouce aux compagnies minières, pétrolières ou gazières, pour l’extraction des ressources naturelles, la construction de routes ou de pipelines, ou pour des projets industriels qui mettent en péril l’habitat du caribou, du saumon et d’autres espèces menacées.
Lors du sommet des Nations unies sur la biodiversité de 2010, tenu au Japon, 190 pays, dont le Canada, s’étaient engagés à éliminer progressivement les subventions nuisibles à la biodiversité. « Les gouvernements ont manqué leur cible », résume le rapport des deux coalitions.
Que sont ces subventions?
Il peut s’agir de subventions directes accordées aux compagnies pour, par exemple, remettre en état de vieux puits abandonnés, de prêts pour de nouveaux projets de pipelines ou de réductions de taxes pour de nouvelles mines.
En théorie, explique Sumeet Gulati, de l’Université de Colombie-Britannique, une subvention doit être un incitatif à quelque chose de positif qui, autrement, ne se serait pas produit —par exemple, financer le développement d’un vaccin qui bénéficiera à l’ensemble de la société mais n’aurait pas pu se rentabiliser. Mais parfois, poursuit le directeur du Laboratoire sur l’économie de la faune et de la conservation, des subventions sont un incitatif à des dommages environnementaux qui, autrement, n’auraient pas été commis.
Combien au Canada?
Il est difficile d’avoir un portrait précis de ce que cela représente au Canada. Mais selon des groupes comme l’Institut international du développement durable (IIDD), basé à Genève, on parle de milliards de dollars en subventions au secteur des carburants fossiles, incluant des compagnies qui, par exemple, exploitent du gaz naturel dans l’habitat du caribou —espèce menacée— ou construisent des pipelines qui traversent des écosystèmes fragiles.
Les gouvernements de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, de la Saskatchewan et de Terre-Neuve-et-Labrador, ont donné au moins 2,5 milliards$ en subventions à l’industrie des carburants fossiles pendant l’année fiscale 2020-2021, selon un rapport de l’IIDD.
L’organisme rapporte par ailleurs au moins 1,9 milliard$ en 2020. Mais ce chiffre pourrait être plus élevé, selon l'organisme à but non lucratif Environmental Defence: il évalue à près de 18 milliards$ les subventions au secteur pétrolier et gazier en 2020, dont 3 milliards en subventions directes. Les subventions étaient moins élevées en 2021, mais toujours significatives, à 8,6 milliards$, selon un rapport plus récent d’Environmental Defence.
Le gouvernement fédéral prévoit aussi d’importants investissements pour encourager l’exploitation minière de certains minéraux dits « critiques ». Pour la géographe Jessica Dempsey, de l’Université de Colombie-Britannique, cette exploitation pourrait avoir des impacts sur la biodiversité.
Le budget fédéral 2022 contient plusieurs mesures destinées à rendre les nouveaux projets miniers moins risqués pour les compagnies, incluant 1,5 milliard$ sur sept ans pour de nouvelles infrastructures, et un crédit d’impôt de 30 % pour l’exploration minière critique. « Ce que je veux voir, c’est un engagement de transparence des gouvernements à propos de ce que sont ces subventions », déclare Jessica Dempsey. « Mon impression est que les gouvernements ne le savent même pas, parce que [ces subventions] sont éparpillées dans différents ministères et dans des règles fiscales obscures. » Il est temps de mener une vérification indépendante des subventions pour les mines, les forêts et autres secteurs des ressources naturelles, dit-elle.
La Société canadienne pour la nature et les parcs a elle aussi demandé à Ottawa d’entreprendre une révision des dépenses gouvernementales l’an prochain pour « identifier les dépenses, incluant les subventions et autres politiques fiscales, qui nuisent aux engagements du gouvernement fédéral à l'égard de la nature », a déclaré au Narwhal la directrice, Sandra Schwartz.
D’ici 2024, la Société et d’autres groupes voudraient voir le gouvernement mettre fin à ces dépenses ou les repenser de manière à mieux s'aligner sur ses propres engagements à l’égard de la nature et du climat et même, « dans certains cas, dans le but de forcer des avancées » dans cette direction, ajoute Sandra Schwartz.
Quels impacts ont les subventions sur la biodiversité?
Il y a quelques décennies, les gouvernements d’Ottawa et de la Colombie-Britannique avaient investi plusieurs milliards dans des routes et des infrastructures portuaires dans le but de donner un coup de pouce à l’exploitation du charbon dans le nord-est de la province. Les gouvernements ont plus tard offert des réductions d’impôt à trois mines et à leurs investisseurs, selon un rapport de 2020 du Centre canadien des politiques alternatives, dont Jessica Dempsey était une des co-auteures.
En dépit de ces investissements, les emplois, la production et les revenus ont été en-dessous des prévisions, lit-on dans le rapport.
Les populations de caribous, pendant ce temps, ont également décliné. Le caribou des montagnes centrales était classé comme espèce menacée par l’inventaire fédéral. Mais en 2014, le Comité sur le statut des espèces menacées au Canada a jugé que la situation du caribou était encore pire que ce qui avait été estimé, et a recommandé que son statut passe à « en voie de disparition ». Les pertes d’habitats causées par les mines de charbon et de gaz étaient présentées comme les principales menaces.
« Les contribuables ont subventionné la dégradation de l’habitat dans le nord-est de la Colombie-Britannique et, par conséquent, la glissade du caribou vers l’extinction », selon le rapport du Centre canadien des politiques alternatives.
Au même moment, le gouvernement de la Colombie-Britannique subventionnait le développement. du pétrole et du gaz dans la région, selon une recherche de l’Université de la Colombie-Britannique: « Nous concluons que les fonds publics subventionnent l’extinction du caribou », y lit-on.
Dempsey s’inquiète également des conséquences possibles de la course aux minéraux critiques. « Il est certain que les mines pour ces minéraux critiques seront situées dans des habitats d’espèces en danger », ont écrit Dempsey et sa collègue Rosemary Collard, de l’Université Simon Fraser, dans une lettre au ministre de l’Environnement Steven Guilbeault.
« La Stratégie sur les minéraux critiques n’explique pas comment le processus [d’évaluation environnementale] va protéger ces espèces en danger de nouveaux déclins causés par l’augmentation de l’extraction de minéraux. »
Depuis 2009, le. Canada a plusieurs fois promis de réduire ces subventions. Au départ, le gouvernement fédéral, de concert avec les autres pays du G20, était d’accord pour éliminer les subventions aux carburants fossiles jugées « inefficaces » —un terme qui reste, aujourd'hui encore, mal défini. En 2010, il a accepté d’analyser plus largement les subventions qui nuisent à la biodiversité, dans le contexte des cibles fixées cette année-là au sommet sur la biodiversité. Plus récemment, le gouvernement fédéral a accru ses engagements: il a promis, par exemple, d’éliminer les subventions aux carburants fossiles en 2023, deux ans plus tôt que prévu. Le gouvernement s’est également engagé à arrêter, à la fin de 2022, tout financement public pour des projets de carburants fossiles menés à l’étranger.
Plus tôt cette année, un comité parlementaire s’est penché sur la façon dont le Canada pourrait remplir ses promesses, de même que sur la définition de ce qu'est une subvention « inefficace ». Le comité n’a pas encore publié son rapport. Selon la critique en matière d’environnement du NPD et membre de ce comité, Laurel Collins, députée de Victoria, plusieurs témoins experts ont noté que le gouvernement fédéral continuait de distribuer un nombre « déconcertant » de subventions aux compagnies du pétrole et du gaz.
En Colombie-Britannique, le gouvernement provincial a annoncé des changements aux redevances, dans la foulée d’un rapport d’experts l’an dernier qui décrivait le système comme « brisé ». Pour l’instant, les changements s’appliquent uniquement aux nouveaux forages.
Que dira le projet d’entente sur la biodiversité?
La cible 19 du projet d’entente qui pourrait être signé au terme de la rencontre de Montréal porte sur du financement pour restaurer et protéger la nature. Les pays envisagent des engagements qui pourraient s’élever jusqu’à 700 milliards$ US, en réduisant de 500 milliards$ les subventions nuisibles et en investissant 200 milliards$ chaque année dans la conservation.
Le gouvernement libéral fédéral a déjà annoncé en 2021 ses plus gros investissements dans la conservation de la nature. Le Canada a récemment endossé un Plan de financement de la biodiversité, présenté en septembre par le Royaume-Uni, l’Équateur et le Gabon. Les pays signataires s’engageraient à éliminer les subventions et les incitatifs fiscaux « qui sont nuisibles à la biodiversité ». L’ idée de subventions « nuisibles » est également à l’ordre du jour d’une séance organisée par la Banque mondiale le 14 décembre, dans le cadre du sommet de Montréal sur la biodiversité.