Encyclopédie

L’organisation des connaissances évolue continuellement. Or, après une comparaison de la pensée encyclopédique qui se cache derrière chaque époque, force est d’admettre que l’objectif reste très souvent le même. Les méthodes aujourd’hui appliquées dans les encyclopédies, bien qu’elles semblent très naturelles aux yeux de l’homme moderne, ont connu d’innombrables changements avant d’aboutir à ce résultat et ne sont en fait que le miroir d’une conception particulière du monde. C’est d’ailleurs pourquoi les encyclopédies du Moyen Âge occidental, en raison de leur classification parfois curieuse de la matière, peuvent paraître incohérentes et déstabilisantes pour le lecteur contemporain. Cependant, en quoi la logique des méthodes actuelles, réputée rationnelle et solide, est-elle aussi fragile que celle de l’époque médiévale ?

Le premier réflexe d’un utilisateur averti qui cherche à se renseigner, par exemple, sur une race de cheval sera de se référer à l’index d’une encyclopédie, où tous les sujets en question (pur-sang, arabe, barbe, appaloosa, etc.) sont classés sur un même pied d’égalité. Toutefois, comme le dit Jean-Claude Boulanger, linguiste et lexicographe québécois, le « principe méthodologique consistant à confier la langue à l’ordre alphabétique a eu lui aussi un commencement et un développement ; il s’est imposé après un long mûrissement et de nombreux tâtonnements [1] » et n’est, en vérité, qu’« un procédé contre nature, une anomie [2] ». La structuration actuelle du savoir, fortement influencée par l’ordre alphabétique et les principes de la science moderne, diffère en grande partie de celle des médiévaux, qui privilégiaient davantage le respect de l’ordre de la Création du monde, mais comment ces différentes classifications témoignent-elles de la manière dont l’individu pense et structure le bagage culturel de son temps ?

Au même titre qu’aujourd’hui, divers types d’encyclopédies existaient au Moyen Âge, dont les bestiaires (consacrés à l’iconographie animalière), les lapidaires (traités sur les propriétés des pierres précieuses) et les herbiers (recueils sur les plantes), sans compter les nombreuses encyclopédies naturelles, dans lesquelles était regroupé l’ensemble des connaissances acquises sur la formation du monde, considérée comme une marque de la puissance de Dieu [3]. Le classement des entrées (ou nomenclatures) à l’intérieur de ces encyclopédies paraîtrait quelque peu obscur à un utilisateur moderne. La pratique courante consistait à représenter « objectivement » la Nature en respectant l’articulation d’un savoir issu du divin (l’ordre voulu par Dieu), et non un ordre dont la logique était décidée par l’homme [4]. Le savoir pouvait ainsi être classé, le plus souvent, selon les sept jours de la Genèse, ou selon l’ordre de la tête aux pieds pour le corps humain, par exemple. Ce classement de la Nature se fondait sur un réel souci d’objectivité par rapport aux sciences et à l’histoire de l’humanité, au même titre que les avancées plus techniques tentent aujourd’hui de répondre aux grandes questions soulevées par les mystères de l’Univers. Bien que principalement fondée sur ce qui relève de l’allégorie et du mystique, l’encyclopédie en 22 tomes de Raban Maur, De rerum naturis (842-846), était reconnue comme un fidèle reflet de ce qu’était, à l’époque, la science de l’univers [5]. Ce texte connaîtra d’ailleurs une popularité considérable jusqu’au XIIIe siècle [6].

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En quête de neutralité

Les encyclopédies du Moyen Âge s’organisaient donc selon une logique qui, quoique purement étrangère à celle de la société actuelle, se voulait rigoureuse dans sa démarche. Kurt Ringger, philologue allemand, rappelle toutefois que le Bestiaire de Philippe de Thaon (XIIe siècle) n’est pour Max Friedrich Mann (XIXe siècle) qu’une « accumulation de navrantes banalités scientifiques », que Li Bestiaires d’amours de Richard de Fournival (XIIe siècle) est, pour les philologues, « carrément absurde », et que plusieurs grands médiévistes de son temps en viennent à affirmer « qu’excepté la grammaire, la rhétorique et la poétique, “les autres sciences du Moyen-Âge ne sont guère que des pseudo-sciences, représentées par des lapidaires, bestiaires, botaniques, recueils de recettes magiques, etc.” [7] ». Or, ce jugement est en partie basé sur une simple incompréhension du contexte d’autrefois. L’environnement, la société et l’époque sont tous des facteurs qui déterminent nécessairement les pratiques qui en découlent, et celles-ci vont jusqu’à se refléter dans le classement du savoir. Ringger explique ensuite que le sens littéral de ces textes tente en fait de s’élever vers un sens plus spirituel, plus mystique, et que ceux-ci renferment notamment une forte volonté de transmettre au lecteur un discours véridique [8].

L’esprit contemporain, de plus en plus réfractaire à l’imposition de dogmes, s’appuie plutôt sur des repères liés – d’une manière ou d’une autre – à la science (selon la définition qui en est aujourd’hui faite), un domaine largement écarté des fondements moraux. Or les normes actuelles ne sont pas sans failles. La catégorisation pratiquée dans les encyclopédies modernes témoigne toujours d’une certaine porosité, puisque les sujets ne se limitent que très rarement à quelques cadres définitifs :

Toute entité est insérée a priori dans une catégorie déterminée par ses traits caractéristiques principaux, mais au fil de la parole, selon le point de vue retenu, ce seront d’autres aspects de la réalité qui vont être envisagés et l’objet considéré passera alors d’une catégorie à une autre [9].

En d’autres mots, catégoriser n’a rien de purement objectif, puisque les caractéristiques d’un sujet – essentiellement complexe – peuvent faire l’objet d’ambiguïtés selon les cadres qui sont proposés. Des personnalités comme Emil Cioran, philosophe, moraliste, écrivain, nihiliste, stoïcien, existentialiste et gnostique [10], sont de bons exemples de sujets au classement trouble qui demandent d’adopter une certaine perspective par rapport à la vie de l’homme pour en justifier l’étiquette. Même les principes de la science moderne – aujourd’hui première source de référence – n’arrivent pas à établir une organisation qui soit totalement universelle. Les êtres vivants, par exemple, sont majoritairement classés selon une approche scientifique appelée la « phylogénie », soit l’étude des relations de parenté entre les espèces. Ainsi, les caractéristiques du crocodile et du faucon indiquent qu’ils dérivent d’un ancêtre commun, ce qui signifie qu’ils font partie d’un groupe « monophylétique » (les « archosauriens », dans ce cas-ci). Cette organisation, bien que fortement décidée à représenter ce qui relève du naturel, comporte encore quelques lacunes : outre les groupes monophylétiques (les caractéristiques dérivent d’un ancêtre commun) existent également les groupes polyphylétiques (les ressemblances ne sont pas héritées d’un ancêtre commun) et paraphylétiques (l’ancêtre ne concerne qu’une partie des descendants). Ces deux derniers groupes sont difficilement classifiables et leurs délimitations font encore l’objet de débats entre les taxonomistes [11].

La raison qui explique les problèmes de classification est simple : la complexité de la nature et de la vie s’apparente davantage à un réseau qu’à une ligne droite sur laquelle tout s’enchaîne. Sa représentation – encyclopédique dans ce cas-ci – dépend ainsi nécessairement de l’angle duquel ce réseau complexe est regardé, puisque le format même du livre implique une exposition qui est essentiellement linéaire, et donc, contre natureUn autre bon exemple – hors du champ de la science cette fois – est celui des ouvrages de littérature : comment y classer les auteurs ? Par siècle ? Et que faire alors de Marcel Proust, de Guillaume Apollinaire ou d’André Gide, à cheval sur deux siècles ? Par courant littéraire ? Et si leurs idéaux ne correspondent pas directement à ceux du courant ? Encore une fois, plusieurs facteurs naturels ne se plient pas à des cases rigides et prédéterminées par la conscience humaine.

Des conformités éphémères 

Les anciens avaient donc, eux aussi, un besoin d’universalité qui passait par un souci d’objectivité et une démarche qu’ils jugeaient – toujours selon leur perspective religieuse – scientifique, et donc propre à la raison de leur temps. Le classement moderne du savoir n’est alors pas plus rationnel que celui des encyclopédistes médiévaux, puisque les méthodes d’aujourd’hui sont principalement le résultat d’une organisation pragmatique créée par la conscience humaine, au même titre qu’une articulation plus théologique des connaissances acquises. Ces visions du monde, qu’elles soient religieuses ou purement scientifiques, sont tout aussi valables l’une que l’autre, puisqu’une société place sa confiance en ce qu’elle juge être la vérité, et cette vérité est en partie basée sur un système de valeurs qui ne cesse de se renouveler :

Les valeurs d’un individu ou d’une collectivité ne se présentent pas isolées, juxtaposées ou en désordre. Au contraire, elles sont liées les unes aux autres, elles sont interdépendantes, elles forment un système. Quand une valeur nouvelle est adoptée ou une valeur en place est perdue, quand une valeur se renforce ou s’affaiblit, le système entier en est affecté [12].

Les valeurs évoluent donc continuellement et leur légitimation ne se cristallise qu’avec le temps. Or, l’adaptation en soi – le système adopté à un moment donné dans l’histoire d’une société – relève davantage du culturel que du naturel. Ces différentes visions du monde sont ainsi le résultat de divers changements sociétaux et la preuve que l’appropriation du savoir se développe et s’adapte constamment, puisqu’elles dépendent nécessairement des découvertes qui sont faites, des conditions de vie changeantes, de la création de nouveaux besoins sociétaux, des nouvelles technologies sur le marché, etc.

Le rapport au savoir semble alors n’être qu’une lente évolution vers l’objectivité absolue, une sorte de logique universelle, comprise de tous, et à toutes les époques, mais qui doit, pour se développer et arriver à son terme, passer par de nombreuses conformités culturelles. C’est par l’expérience que l’individu, ou plutôt la collectivité, aveuglée par son propre présent, peut arriver à nuancer ses certitudes et ainsi accroître la justesse de son raisonnement. La chose est d’autant plus évidente considérant le développement exponentiel du numérique, réalité qui bouleverse actuellement les pratiques établies et favorise une nouvelle approche quant à la structuration du savoir.

 

— Audray Jolin, étudiante au programme de maîtrise en littérature de langue française à l'Université de Montréal

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