Le livre de l’intranquillité, de l’écrivain portugais Fernando Pessoa, met en scène une expérience de l’absence. Cette œuvre majeure de la littérature occidentale du xxe siècle, parue pour la première fois en 1982, explore la difficulté, voire l’impossibilité de manifester l’absence, qu’elle soit déclinée comme néant, silence, obscurité ou même Dieu. La poétique de Pessoa se déplie en prose et met l’accent sur la difficulté de penser et de dire ce qui n’est pas là. Exactement comme lorsque les mots nous manquent.
Que ce soit devant une découverte révélatrice, un sentiment inconnu ou une idée illogique, le langage semble parfois échouer dans la tâche de traduire les faits de la vie. C’est peut-être un problème de langage, les mots étant insuffisants, ou de pensée, étant donné l’échec d’exprimer l’inconcevable. Le problème se pose même lorsque l’idée à transmettre semble bien connue. Le mot tristesse, qui est compris de tous, en est un bon exemple. Tout individu ressent plusieurs formes de tristesse, qui varient selon leur degré, leur durée, leur cause, etc., sans compter que chacun la vit différemment. Le mot agit alors comme un écran offrant des contours dans lesquels se déploie une multiplicité de sens et d’expériences.
Quand un mot se réfère à ce qui est absent, le problème devient plus complexe. Voilà une question insoluble qui accompagne la pensée humaine. Que cette absence soit nommée l’« invisible », l’« indéfini », le « silence » ou même « Dieu », les mots n’arrivent à la représenter ni directement ni pleinement. L’incapacité du langage à accomplir cette tâche peut susciter une certaine résignation, comme l’exemplifie une célèbre citation du philosophe austro-britannique Ludwig Wittgenstein : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence[1]. » Par ailleurs, se heurter aux limites du langage peut tout aussi bien faire naître une sorte d’inquiétude, d’angoisse. Si la compréhension que chacun possède du monde, de soi-même et de sa propre existence dépend du langage, tout est remis en question lorsque le langage s’avère limité. C’est autour de ces réflexions que le portugais Fernando Pessoa (1888-1935) a écrit des centaines de petits textes isolés, comme des fragments, réunis sous la forme posthume du Livre de l’intranquillité (Livro do Desassossego).
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Manifester l’absence
Les plus de 450 fragments qui composent cette œuvre ont été écrits par Pessoa dans les 20 dernières années de sa vie. Ce sont de courts textes qui vont de simples citations et phrases éparpillées à des paragraphes couvrant deux ou trois pages. Ils ont été retrouvés après le décès de l’auteur sous forme de manuscrits et d’extraits tapés à la machine et laissés dans une malle pleine de milliers d’autres textes également inédits. De son vivant, le poète de Lisbonne n’a publié qu’un seul livre en langue portugaise, Message (Mensagem), paru en 1934, un poème épique qui raconte et exalte l’histoire du royaume de Portugal et de son expansion ultramarine[2]. Dès sa première parution, Le livre de l’intranquillité exige un travail acharné aux éditeurs, qui doivent faire face à une calligraphie presque indéchiffrable, à des mots griffonnés dont le sens fait souvent l’objet de débat et à l’absence d’un itinéraire esquissé par l’auteur pour se frayer un chemin dans cette forêt de fragments morcelés. Selon Richard Zenith, spécialiste américano-portugais et traducteur de l’œuvre de Pessoa, l’auteur n’a pas eu « le courage ou la patience[3] » de réviser, d’ordonner et d’organiser les fragments sous forme de livre. Devant ce vide, la présentation des textes s’avère un véritable défi d’édition. Chacune des multiples éditions de l’œuvre adopte des critères différents ; pourtant, aucune organisation ne s’avère idéale ni définitive. Cela invite chaque lecteur à se créer son propre parcours et à lire les extraits dans l’ordre souhaité, sans que cela nuise à l’appréhension de l’œuvre.
De plus, Le livre de l’intranquillité n’a pas de véritable trame narrative. Il ne présente pas vraiment d’intrigue, de climax ou de chute. Sa forme se rapproche peut-être de celle d’un journal, toutefois dépourvu d’ordre chronologique, qui sert à réfléchir sur des questions psychiques, affectives, morales et existentielles. Pour ces raisons, Le livre de l’intranquillité est considéré comme un « livre en puissance, ou mieux, un livre en ruine, le livre-rêve, le livre-désespoir, l’anti-livre[4] », ainsi que le décrit Zenith. Les fragments clairsemés composent cependant une toile de pensées qui partagent une raison d’être commune : le problème de la manifestation de l’absence.
Croquer le mot pomme
« En l’appelant Dieu nous avons tout dit, puisque le mot Dieu ne possède aucun sens précis, et qu’ainsi, nous l’affirmons sans rien signifier[5] », écrit Pessoa. La notion de Dieu offre une perspective incontournable à la question de l’absence. La tradition juive s’est construite autour d’un Dieu en retrait et irreprésentable. La Bible hébraïque, qui est l’Ancien Testament de la Bible chrétienne, accorde plusieurs noms à Dieu, comme « Seigneur », « l’Éternel », « le Très-Haut » et d’autres. Gershom Scholem, intellectuel juif allemand, souligne cependant que le véritable nom de Dieu, représenté par le tétragramme YHWH (יהוה en hébreu), concentre et cache la puissance divine, sans compter qu’il doit demeurer imprononçable. Scholem soutient que les noms de Dieu viennent non pas combler cette absence, mais plutôt ouvrir la possibilité d’un rapport à celle-ci à travers le langage, qui devient véhicule de l’inexprimé[6].
Si la parole n’est pas exactement ce qu’elle décrit, elle a pourtant le pouvoir de donner une présence à ce qui n’est pas là. Comme l’a dit Martin Heidegger, philosophe allemand, « la parole est parlante », elle accorde une existence aux choses[7]. Croquer le mot pomme est irréaliste, mais ce mot déclenche l’existence d’une pomme dans la pensée. C’est justement en explorant les recoins de la conscience, sans tomber dans le mysticisme, que Pessoa met en marche son entreprise poétique. Aussi difficile que dire l’inconnu est de dire que dire est impossible.
En mettant en mots la difficulté de donner une représentation à l’absence, Pessoa crée une expérience capable de réveiller des sentiments et d’illuminer des paradoxes. « Je cherche, à tâtons, un objet caché je ne sais où, et dont personne ne m’a dit ce qu’il était. Nous jouons à cache-cache avec personne[8] », énonce-t-il. Dans sa démarche poétique, qui est en soi à la fois abstractive et esthétique, soucieuse aussi bien de la forme que du fond, l’au-delà n’a pas de place. Contrairement à ce que propose la tradition judéo-chrétienne, la dimension de la transcendance qui offrirait un sens à l’existence et où reposeraient intactes toutes les réponses aux énigmes de l’univers n’existe pas chez Pessoa. Au contraire, le mystère de l’existence est inhérent à l’existence, il en fait partie.
Emprunter la voie négative
Au vie siècle surgit au sein du christianisme un courant de pensée bâti autour de l’incompréhension intellectuelle de Dieu : la théologie négative. Grosso modo, cette théologie met l’accent sur ce que Dieu n’est pas, plutôt que sur ce que Dieu est. L’identité du fondateur de cette approche est inconnue, puisqu’il s’est caché derrière le pseudonyme Denys l’Aréopagite, mais plusieurs chercheurs croient qu’il était un moine syrien[9]. Bien que la narrative chrétienne place le divin parmi les hommes, incarné dans la figure de Jésus-Christ, une part de mystère indicible et inconnaissable demeure[10]. D’après le philosophe français Jean-Luc Marion, la théologie négative utilise le langage moins pour décrire les attributs divins que pour mettre en évidence l’écart entre le divin et l’humain[11]. Dieu désigne une absence absolument insondable, « libre de toute condition de possibilité, même celle d’être[12] ».
L’approche de Pessoa n’est pourtant pas théologique. L’auteur admet son inscription dans une culture chrétienne, mais il se détache des dogmes religieux[13]. Il se voit à la dérive dans un monde sans foi[14] et doit donc faire face au vide laissé par cet abandon, d’où émergent des interrogations existentielles. L’affinité entre Le livre de l’intranquillité et la théologie négative se trouve dans le partage d’un problème essentiel : dire et penser ce qui n’est pas là. En plus, ils partagent en quelque sorte la tentative de surmonter ce problème : l’emprunt d’une voie négative, c’est-à-dire le fait de ne pas décrire de façon directe ni affirmative l’objet de leur réflexion (que ce soit Dieu ou l’absence). Ce qui est enveloppé de mystère n’a pas de définitions simples. C’est à travers des réflexions abstraites que Pessoa réussit à susciter chez le lecteur des perceptions et des sentiments insaisissables semblables à ceux qui l’ont poussé à écrire, même s’il ne peut pas les décrire objectivement.
Dans Le livre de l’intranquillité, sans recours à la transcendance, l’individu trouve dans les sentiments l’ancrage de son existence. En admettant la part d’obscurité et d’incompréhension dans les sentiments, l’individu reconnaît donc cette absence au cœur de son être. Pour y arriver, il doit toutefois emprunter le chemin de la démarche du non-savoir et de l’abdication de la compréhension rationnelle. C’est plutôt dans le désir de sentir intensément et de se laisser emporter sans vouloir tout comprendre que se dévoile le mystère de l’existence. C’est un appel à la contemplation. « L’esprit le plus élevé ne fait que connaître de plus près le vide et l’incertitude de toute chose[15] », postule l’écrivain portugais. Le résultat est une lucidité révélatrice : l’individu réalise qu’il ne sait pas.
Ainsi, Le livre de l’intranquillité révèle le questionnement sur l’essence de l’absence et le problème de son expression dans le langage. Cette réflexion fraye le chemin d’une expérience consciente de l’envers de l’existence, et jette la lumière sur d’autres voies intellectuelles et artistiques sensibles à l’étude de la part d’absence dans l’être, telles la philosophie de l’existence, la philosophie du langage, la psychologie, la poésie et la peinture abstraite.