Équilibre

Dans une société où la population est vieillissante, la compréhension des fonctions sensorielles et motrices sur lesquelles repose l’équilibre est importante. En effet, se tenir debout sur deux jambes est intrinsèquement instable et constitue un défi continuel. L’avancée en âge entraîne une altération des fonctions impliquées à chaque étape et favorise le risque de chute. Chaque année, entre 20 et 30 % des aînés québécois chutent[1]. Les chutes sont la principale cause d’hospitalisation pour blessures chez les Canadiens âgés, et représentent donc un enjeu majeur de santé publique. Pour autant, la perte d’équilibre avec l’âge n’est pas une fatalité, et il est possible de maintenir cette faculté en s’exerçant.

Émilie, 5 ans, a une pensée triste pour son grand-père. La semaine passée, il a chuté et a été hospitalisé. Son cas ne fait pas exception : une personne de plus de 65 ans sur trois chute au moins une fois par an. Les chutes sont responsables de 12 003 décès survenus au Québec entre 2000 et 2013, ce qui correspond en moyenne à 857 décès par année [2]. Pour la consoler, les parents d’Émilie l’emmènent voir un spectacle de cirque. L’enfant a les yeux rivés sur le funambule, qui évolue sur un fil tendu à environ 10 m au-dessus du sol. À la sortie du spectacle, Émilie a les yeux encore tout brillants de l’avoir vu marcher, sauter et même tourner sur un petit fil aussi instable. Elle se tourne donc vers sa mère : « Maman, comment l’acrobate fait-il pour tenir en équilibre ? En fait, comment les humains tiennent-ils debout ? »

 

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Voir et toucher

L’équilibre est complexe et repose sur trois éléments : les sens, qui permettent de donner une représentation du corps dans l’espace ; le cerveau, qui traite toutes les informations et envoie une commande appropriée à chaque situation ; et enfin, une réponse adéquate du corps humain grâce à la force musculaire.Un des premiers sens pour permettre au funambule de garder son équilibre est la vision : en effet, Émilie a observé que l’acrobate fixait constamment un point de l’espace lors de sa performance. Les informations de la vision aident à percevoir le mouvement et l’orientation du corps dans l’espace. Pour mieux comprendre le rôle que joue la vision dans l’équilibre, en 1974, le scientifique David Lee et son équipe de l’Université d’Édimbourg ont manipulé les informations données par la vue en plaçant des enfants dans une pièce mobile[3]. Les murs se déplaçaient lentement autour de l’enfant debout sur un plancher fixe, donnant une illusion de mouvement. L’ensemble de la posture des enfants – dont les pieds ne bougeaient pas – se réorientait au fur et à mesure que les murs pivotaient vers l’arrière, jusqu’à ce que les enfants chutent. Les chercheurs ont ainsi démontré que les enfants dépendent beaucoup des repères visuels pour maintenir leur posture. Dans une situation similaire, les adultes aussi réorientent leur posture, mais de façon moins prononcée. Chez les jeunes enfants, la vision est l’entrée sensorielle dominante[4].

Bien que la vision soit importante pour le maintien de l’équilibre, la sensibilité tactile l’est aussi. L’acrobate obtient de l’information sur la position[5] et le mouvement[6] de sa surface d’appui, ici constitué d’un fil, ainsi que sur les forces exercées sur le corps[7] grâce aux récepteurs en dessous des pieds. Les récepteurs cutanés sont situés partout dans la peau et sont sensibles, entre autres, aux pressions.

 

Des sens méconnus

La proprioception et l’intéroception sont deux sens méconnus qui jouent un rôle important dans l’équilibre. La proprioception renseigne sur la position d’un segment corporel par rapport à un autre. Émilie avait déjà remarqué que même les yeux fermés, elle était capable de joindre ses deux mains. Sans le savoir, elle a fait l’expérience de son sens de la proprioception. Ce sens, situé dans les muscles, les tendons et articulations, se compare à un GPS qui permet de percevoir la position exacte du corps dans l’espace.

En plus d’avoir conscience de la position du corps, tout être humain a conscience de l’état interne de son corps. Ainsi, l’intéroception permet d’évaluer l’activité physiologique grâce aux signaux interoceptifs venant du cœur, de la respiration, de la digestion, des viscères, de la douleur, du métabolisme ou de la fonction immunitaire[8]. C’est ce sens qui permet instinctivement à chaque humain de savoir, par exemple, s’il a faim ou s’il est fatigué. Dans le cas de l’équilibre ou du mouvement d’un humain en particulier, les fluides internes comme l’air de la respiration ou la distribution du flux sanguin bougent aussi, et ces informations sont envoyées au cerveau[9]. Une étude récente montre que les pressions à l’intérieur de l’estomac contribueraient fortement au jugement de verticalité[10]. Par exemple, un plat de pâtes mangé au dîner et se trouvant dans l’estomac appuie du côté où la personne se penche, du fait de la gravité, informant ainsi le cerveau de l’inclinaison du corps.

 

Le vertige

Le système vestibulaire est un organe sensoriel situé dans l’oreille. Son anatomie est complexe : on parle de « labyrinthe », car il est constitué d’un ensemble de cavités osseuses. Celui-ci est sensible aux accélérations angulaires, soit les rotations de la tête dans les trois plans de l’espace et les déplacements linéaires, dans les plans horizontal et vertical. C’est ce qui permet à Émilie, comme à tout être humain, de savoir si l’ascenseur monte ou descend lorsqu’elle se trouve à l’intérieur de la cabine sans fenêtre. Les structures du système vestibulaire sont garnies de cellules ciliées – des cils rattachés directement aux neurones – baignant dans une substance gélatineuse qui contient à sa surface des cristaux appelés « otolithes »*. Comme les otolithes sont plus denses, tout mouvement de la tête entraîne un déplacement des otolithes qui provoque à son tour un déplacement de la substance gélatineuse et des cellules ciliées, à l’image des algues qui bougent au gré du courant de l’eau. Ces cellules envoient alors un signal électrique au cerveau via le nerf vestibulaire, le renseignant sur la position et le mouvement de la tête à tout moment.

Une des accélérations que le système vestibulaire perçoit inconsciemment est connue de tous : l’accélération gravitationnelle*. Une équipe de chercheurs du Massachusetts Eye and Ear Hospital aux États-Unis a mesuré la détérioration du système vestibulaire avec l’âge[11]. Un examen clinique sur 105 personnes avait pour objectif de mesurer le seuil vestibulaire, c’est-à-dire les seuils de perception du mouvement. Plus le seuil vestibulaire est bas, plus l’équilibre est bon. L’étude démontre que les seuils vestibulaires commencent à doubler tous les 10 ans au-dessus de l’âge de 40 ans. Les symptômes liés à une détérioration du système vestibulaire sont multiples et comprennent étourdissements, vertiges, déséquilibre et vision floue, tous des facteurs de risque de chute. Avoir des vertiges passé un certain âge est donc naturel ; cependant, s’il peut être bénin et passager, un vertige peut aussi être le signe d’un accident vasculaire cérébral (AVC), ou la conséquence d’un traumatisme crânien ou d’une infection chronique de l’oreille. Les chercheurs estiment que le dysfonctionnement vestibulaire pourrait  être classé entre le troisième et le dixième rang des principales causes de décès chez les Américains. Ces données rappellent toute l’importance « d’exercer » cette capacité et d’appuyer les efforts visant à améliorer le dépistage, le diagnostic et les traitements des troubles vestibulaires ainsi que les traitements des troubles d’équilibre.

 

Un cerveau statisticien 

Les informations sensorielles reçues par les différents sens décrits ci-dessus sont intégrées au système nerveux central afin d’aider le cerveau à décider quels muscles activer pour maintenir une position debout ou pour mettre en mouvement le corps. C’est la tâche du cervelet – la partie du cerveau chargée principalement du contrôle moteur – de récupérer, d’analyser et de comparer les différentes informations afin d’obtenir un sens de l’orientation et de l’équilibre. Il fonctionne comme un statisticien dont les mathématiques semblent suivre la théorie bayésienne[12]. Pour résumer, cette théorie fournit un modèle mathématique de la manière optimale de mener un raisonnement plausible en présence d’incertitudes. Pour le cerveau, il s’agit de reconstruire l’interprétation la plus probable malgré des informations ambiguës. La tâche de notre système perceptif est donc de sélectionner, parmi une infinité de solutions possibles, celle qui est la plus plausible. Dans le cas de l’équilibre, le cerveau attribue à chaque sens une fiabilité issue des expériences antérieures et il combine chaque perception pour trouver la représentation la plus certaine. Pour reprendre l’exemple des murs créant une illusion d’optique développé au début du texte, la représentation la plus certaine pour les enfants était qu’ils n’étaient pas alignés avec les murs : le cerveau a donc envoyé la commande au corps de se réorienter. Leur représentation était exacte; ce dont ils ne se sont pas aperçus, c’est que les murs n’étaient plus perpendiculaires au sol au fur et à mesure que ceux-ci pivotaient. La fiabilité attribuée à chaque sens est différente pour chaque personne et évolue dans le temps, ce qui fait que le sens de l’orientation est perçu différemment pour chaque être humain. L’avantage d’avoir un sens de l’équilibre basé sur plusieurs signaux se révèle lorsqu’un des signaux est déficitaire ou défectueux. Une personne aveugle se baserait davantage sur tous les sens autres que la vision. Lorsqu’un des signaux ne donne pas la même information que les autres, le cerveau choisit les plus fiables afin de réguler l’équilibre et la posture du corps le plus adéquatement[13]. La redondance informationnelle permet de lever les ambiguïtés ou les manques inhérents à chacune des modalités sensorielles prises isolément. Il peut arriver que les informations entre l’oreille interne et les yeux soient tellement discordantes que le cerveau pense à un empoisonnement. Beaucoup de personnes en souffrent tous les jours : le mal des transports.

 

Retrouver l’équilibre

À l’opposé du funambule et de ses capacités d’équilibre poussées à l’extrême se trouvent les personnes à risque de chute, dont les aînés (et le grand-père d’Émilie) font partie. Le vieillissement s’accompagne de nombreuses altérations des fonctions sensorielles, motrices et cognitives[14]. Avec l’avancée en âge, la perception de l’équilibre devient de moins en moins précise. Son maintien est plus difficile lorsque tous les récepteurs participant normalement au contrôle de la posture ne sont pas disponibles.

Ce risque de chute peut cependant être diminué en exerçant régulièrement son équilibre par de l’activité physique. En effet, l’activité physique permet de développer des capacités d’adaptation sensorimotrice transférables au contrôle de la posture. Un style de vie moins sédentaire permet ainsi de réduire le risque de chute, car il retarde la perte musculaire et le déclin des capacités fonctionnelles[15]. Des traitements rééducatifs basés sur les différents aspects sensoriels, biomécaniques et cognitifs sont de meilleures stratégies d’équilibration. Un programme personnalisé privilégiant l’échauffement, l’association d’exercices complémentaires en endurance (de la marche par exemple) et en résistance (exercices de musculation) et la récupération est préconisé. La réalité virtuelle et les jeux vidéo interactifs sont aussi de nouvelles approches thérapeutiques proposées aux patients souffrant de troubles d’équilibre. La réalité virtuelle propose une multitude de situations de sollicitation des performances d’équilibre et de coordination dans un environnement protégé. C’est un outil puissant qui fournit aux participants un entraînement répétitif, un retour d’informations sur la performance et de la motivation pour l’entraînement. Pour l’instant, l’efficacité de ces nouvelles technologies dans l’amélioration de l’équilibre et la prévention des chutes chez le sujet âgé ne fait pas consensus, mais les perspectives de développement des neurosciences d’une part, et les technologies d’autre part, vont amener de potentielles révolutions.

 

Marion Cossin, étudiante au programme de doctorat en génie biomédical à l'Université de Montréal

 

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