DDR-FakeNews

Ça a pu paraître difficile cette année —pour ne pas dire impossible— de dialoguer avec son oncle Albert complotiste. Ou avec celui qui défendait une théorie d’apparence farfelue sur la 5G. Or, l’expérience acquise avec le Détecteur de rumeurs depuis 2016 nous a permis cette année de confirmer un début de réponse: chaque fois que c’est possible, il faut segmenter un sujet.

Par exemple, plutôt que de se lancer dans une explication interminable sur l’hydroxychloroquine et son protocole de recherche, ou sur Didier Raoult et sa crédibilité, ou sur le Lancetgate par rapport aux autres études, essayons de découper notre sujet en petits morceaux.

En jargon journalistique, on dit: il faut trouver un angle à notre sujet. Et cet angle devra être le plus ciblé possible.

Abonnez-vous à notre infolettre!

Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!

Quelqu’un affirme que « ça y est, le débat est terminé, l’hydroxychloroquine guérit »? On pourrait certes essayer de démontrer qu’elle ne guérit pas, mais ce quelqu’un pourrait toujours nous rétorquer que les études sont encore incomplètes. Par contre, on peut démontrer que, non, le débat n’est pas terminé —et, surprise, les deux camps seront obligés, là-dessus, d’être sur la même longueur d’ondes.

Quelqu’un affirme qu’il y a censure et que personne n’est capable d’étudier ce médicament? On peut démontrer que cette affirmation-là est fausse.

Le mystère 5G

Autre exemple, la 5G, ou réseau de téléphonie cellulaire de 5e génération. Voilà un sujet qui a donné naissance à une collection impressionnante de théories du complot.

Pourtant, malgré ce que laisse supposer l’expression « théorie du complot », tout ne peut pas être 100% faux. C’est la raison pour laquelle, si vous avez dans votre entourage une personne qui croit à une de ces théories, la bonne stratégie ne sera jamais « c’est une théorie du complot, oublie ça ». Ici encore, on peut essayer de segmenter le sujet.

Et il s’est avéré cette année qu’un de ces « morceaux », avec la 5G, c’était la géographie. Des gens ont prétendu que le coronavirus s’était tout d’abord répandu, au printemps, là où il y avait des réseaux 5G.

Voilà donc une affirmation qui se vérifie. Et on peut assez vite démontrer que c’est faux, avec des sources qui ne laissent pas de place au doute, même chez les plus acharnés des complotistes.

L’idée n’est pas de convaincre l’ami d’abandonner toutes ses croyances sur la 5G. L’idée est que vous pouvez vous entendre, tous les deux, sur le fait que cette affirmation-là, et seulement elle, elle est fausse.

Vous venez de créer un consensus, et c’est souvent à partir de consensus qu’on peut construire un dialogue.

Parce qu’à l’inverse, s’il n’y a aucun consensus possible, chacun reste enfermé dans sa bulle, et on ne se parle plus.

Et quand il y a trop d’affirmations?

Mais je disais dans le premier texte que la stratégie du déboulonnage a ses limites. Rien que sur le virus cette année il y avait trop de fausses nouvelles en circulation pour espérer toutes les combattre. Il arrivait aussi qu’elles déferlent trop vite et de manière trop chaotique pour que le déboulonnage soit satisfaisant. Le film Hold Up, sorti en France en octobre, en a fourni une illustration.

Pendant 2 heures et 40 minutes, ce film aux apparences de documentaire accumule les témoignages tendant à conclure que la pandémie est un vaste complot mondial des élites. Bien qu’il y ait des choses dites qui soient carrément fausses, il y a aussi quantité d’opinions, d’amalgames et d’interprétations, avec pour résultat qu’on ne peut pas juste dire que tout est faux.

Par conséquent, on peut critiquer ce film en le découpant en petits morceaux et en déboulonnant certaines des affirmations une par une —c’est ce qu’ont fait entre autres nos collègues de Science & Avenir, de la RTBF et du Monde.

Mais on peut aussi utiliser la deuxième option à notre disposition, c’est-à-dire fournir au lecteur des outils pour qu’il fasse lui-même des vérifications de base. Par exemple, qui sont les sources des informations fournies dans le film? Ici, ça prend un peu plus de temps que de simplement cliquer sur le bouton « A propos de nous » ou sur le nom du Youtubeur, mais avec une quarantaine d’intervenants, certains sont plus faciles à trouver que d’autres.

Le réalisateur, Pierre Barnérias, est essentiellement connu pour son « documentaire » sur les apparitions de la Vierge et sur les expériences de mort imminente. Christian Perronne, médecin français, a parmi ses faits d’armes d’avoir affirmé que la maladie de Lyme avait été créée par les nazis. Silvano Trotta est un Youtubeur habitué des sphères complotistes. Et ainsi de suite (pour d’autres exemples, lire L’approche trompeuse du film Hold-Up: 4 choses à savoir)

Fournir au lecteur des outils peut aussi passer par un rappel de cette vérité élémentaire: ce n’est pas parce qu’un scientifique est prestigieux que cela rend tout à coup ses opinions irréfutables. Cite-t-il des études? Si oui, sont-elles parues? Si oui, où et quand ?

Enfin, fournir des outils au lecteur peut aussi passer par une analyse de la stratégie narrative du film, les mécanismes qu’il utilise pour convaincre. Apprendre par exemple l’existence d’une stratégie narrative appelée « le mille feuilles argumentatif » —balancer une énorme quantité d'arguments qui n’ont qu’en apparence des liens entre eux— ne permet pas de pointer ce qui est vrai et ce qui est faux. Ça sert à prendre conscience des façons par lesquelles on manipule le spectateur. Ça peut même apporter à certains de ces spectateurs des clefs sur ce pourquoi ils ont été séduits par le film, même si la partie rationnelle de leur cerveau restait suspicieuse.

Suivez aussi l’onglet « Désinformation »
pour retrouver tous nos textes sur le sujet.

Pourquoi est-ce important?

On s'entend aujourd'hui sur le fait que les fausses informations ont des conséquences plus graves que le simple fait de croire au monstre du Loch Ness. Ça a pris du temps pour l'admettre, mais cette prise de conscience a fait un bond de géant lors des élections américaines de 2016. Plusieurs observateurs avaient alors été effarés de découvrir à quel point des groupes partisans pouvaient s’enfermer, sur les réseaux sociaux, dans leurs bulles informationnelles respectives —dans leurs « faits alternatifs », en quelque sorte.

Ceux qui avaient eu maille à partir avec les antivaccins avaient pourtant tenté depuis longtemps de prévenir les décideurs comme quoi ce phénomène n’était pas propre à l’actualité politique. Mais il a fallu la pandémie pour servir de réveil collectif. Plusieurs ont alors dû admettre qu’on avait en effet dépassé depuis un bout de temps l’étape où les compagnies de tabac se contentaient de dire gentiment « peut-être que les scientifiques ont tort, peut-être qu’ils ont raison, examinons les deux côtés de la médaille ». Aujourd'hui, on est plutôt rendu à l’étape où des scientifiques reçoivent des menaces de mort parce que leurs conclusions sur le masque ou sur l’hydroxychloroquine déplaisent.

On est rendu à l’étape où QAnon, un mouvement né d’une croyance en des États-Unis gouvernés par une élite pédophile et sataniste, a réussi à amalgamer dans son orbite des groupes antivaccins, et même des groupes de parents simplement hésitants face aux vaccins.

La recette de cette confusion, elle est elle aussi apparue plus clairement en 2020 qu’en 2016: certains désinformateurs ont intérêt à ce qu’une partie de la population soit convaincue qu’il est impossible de distinguer le vrai du faux. Ils ne souhaitent pas nécessairement « convertir » cette partie de la population à leurs mensonges: ils souhaitent avant tout que, submergée de fausses informations, une partie de la population baisse les bras; qu’elle en conclut que tout le monde ment, que personne ne peut donc savoir qui dit vrai. Si toutes les opinions ont la même valeur, si les opinions des experts ont la même valeur que celles des non-experts, il n’existe donc pas une telle chose qu’un fait vérifiable. Donc, à quoi bon débattre?

S’il n’y a pas de zones de consensus possibles, il n'y a pas de dialogue possible. Et s’il n’y a pas de dialogue possible, y a-t-il encore une démocratie?

Je suis conscient que ça fait un peu lourd pour conclure une année déjà suffisamment difficile comme ça. Mais ce n’est pas non plus comme si les signaux d’alarme n’avaient résonné qu’en 2020. « L’impact de la désinformation sur la qualité de notre expérience démocratique » est une crainte soulevée depuis plusieurs années. Il se trouve seulement que 2020 a fourni des arguments pour renforcer cette crainte —et pour donner un coup de pouce aux promoteurs de quelque chose d’aussi élémentaire que la vérification des faits. Ce sera à suivre en 2021. 

***

Ce texte était le dernier d'une série de billets de blogue sur ce que l'année 2020 nous a appris sur la désinformation.
Voyez les deux premiers textes ici et ici

 

Je donne