Les enfants sont les premiers à recevoir les éclaboussures du surplus de stress vécu par les parents et le personnel enseignant au cours d’une journée. Or, des études indiquent que le lot de stress quotidien de ces adultes augmente, et que les enfants épongent particulièrement facilement le trop-plein d’hormones de stress que ceux-ci laissent involontairement derrière.
Josée raconte sa journée à son conjoint lorsqu’il revient du travail en déversant sur lui le stress accumulé : « J’adore enseigner, mais quelle journée! À peine deux minutes avant la récréation, ma directrice est venue dans ma classe pour me convoquer à une rencontre d’équipe obligatoire durant ma pause. Au retour, le père de Maxim m’a écrit un courriel de bêtises, car son enfant est encore en échec. Je fais tout ce que je peux pour cet élève, mais malgré ses besoins particuliers, aucune personne-ressource n’est déployée pour l’aider quotidiennement en classe. Je suis à bout. Et plus je suis à bout, moins mes élèves coopèrent. J’ai dû rester à la fin de la journée pour préparer l’activité de demain matin puisque je n’ai pas pu le faire durant la récréation. J’ai couru pour arriver à temps au service de garde pour aller chercher Jacob et, dès qu’on est arrivés à la maison, il m’a fait une de ces crises. »
La contagion de stress n’est pas un mythe. La chercheuse américaine Elaine Wethington a décrit trois mécanismes qui expliqueraient comment le stress peut se transmettre entre deux personnes qui sont étroitement reliées : le destin lié, les obligations et l’engagement [1]. Un parent qui perd son emploi est un exemple de situation de contagion de stress. D’abord, le deuxième parent est involontairement et passivement exposé au stresseur * puisque la perte d’un emploi affecte les deux parents. Ensuite, le deuxième parent doit recevoir les émotions négatives du parent ayant vécu le stresseur tout en lui offrant du soutien. Enfin, puisque les deux parents s’engagent et s’impliquent dans la vie de l’autre, ils sont par le fait même plus vulnérables aux stresseurs de leur partenaire qu’aux stresseurs d’amis éloignés. Le stress d’une personne déborde donc naturellement sur son entourage immédiat.
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Un cerveau immature
Une personne adulte peut avoir de la difficulté à gérer le débordement du stress des autres sans l’absorber elle-même. Pour un enfant, c’est encore plus difficile, pour deux raisons. D’abord, il peut parfois passer plus de sept heures par jour avec un enseignant ou une enseignante à bout de souffle, puis côtoyer des parents stressés en revenant à la maison le soir. L’enfant est donc grandement exposé au stress d’autrui. De plus, il absorbe plus facilement le stress des autres, car son cerveau n’est pas encore mature.
Le cerveau d’un enfant, contrairement à celui d’un adulte, n’est pas encore suffisamment développé pour lui permettre de gérer son stress seul. Deux structures du cerveau humain sont importantes pour la gestion du stress : l’amygdale * et le cortex préfrontal *. L’amygdale est le système d’alarme. Très sensible, elle détecte toute menace afin de préparer rapidement le corps à y faire face. Elle fonctionne selon le dicton populaire qu’« il vaut mieux prévenir que guérir ». Le cortex préfrontal, au contraire, est le freineur d’alarme. Il analyse de manière rationnelle la situation et annule ou atténue l’alarme lorsqu’elle n’est pas justifiée. Une personne a donc nécessairement besoin du cortex préfrontal pour arriver à gérer son stress. Or, celui-ci est la dernière structure cérébrale à atteindre la maturité chez l’humain. Il commence à se développer en moyenne vers 8 ans et n’atteint sa maturité qu’autour de 30 ans [2]. Ainsi, bien que certains adultes considèrent la gestion du stress comme un défi, plusieurs enfants ont besoin d’une aide extérieure pour réussir à gérer le leur, ce qui les rend encore plus sensibles au stress des adultes que ces derniers le sont face au stress des autres.
Pour cette raison, le parent joue un rôle tampon important dans la régulation du stress de son enfant. Par exemple, en présence de son parent, l’enfant produit moins de cortisol * lorsqu’il effectue une tâche stressante en laboratoire que lorsqu’il est seul [3]. Par contre, cet effet protecteur n’est pas aussi efficace quand le parent est lui-même trop stressé. Dans l’exemple illustré plus haut, Josée n’était pas en mesure de jouer son rôle tampon adéquatement, étant elle-même noyée dans le stress, ce qui pourrait expliquer la crise de son enfant en arrivant à la maison.
Un débordement de stress
Les parents et le personnel enseignant font face à beaucoup de pression et de stress. Selon un sondage mené par l’Observatoire des tout-petits et le Réseau pour un Québec Famille en 2018, jusqu’à 62 % des parents rapportaient que la conciliation travail-famille constituait une importante source de stress [4]. Le manque de temps à consacrer à sa famille et à la réalisation des tâches entourant les soins aux enfants ainsi que l’impossibilité de s’absenter du travail sans augmenter la charge de travail des collègues font partie des préoccupations les plus fréquentes des 3 006 parents sondés.
Du côté du personnel enseignant, un document de recherche du Conseil supérieur de l’éducation dresse un portrait inquiétant de son bien-être [5]. Selon des données de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), ce corps d’emploi est le quatrième le plus touché par le stress chronique * [6]. En 2018, près du tiers du personnel enseignant au Québec considérait être épuisé émotionnellement [7]. L’environnement de travail qui « impose des buts, des contraintes de temps et qui contrôle la façon de penser [8] » pourrait expliquer le stress du personnel enseignant, tout comme la violence qu’il reçoit souvent de la part des élèves, des parents, des collègues ou de la direction. En conséquence, certains enfants sont exposés quotidiennement au stress des adultes, et ce, autant à l’école qu’à la maison.
Sachant que le stress peut se transmettre entre les individus, des équipes de recherche ont souhaité vérifier comment le stress des parents et du personnel enseignant affectait les enfants. Au début des années 2000, Elaine Wethington et ses collègues ont demandé à des couples de parents de noter durant six semaines, dans un journal, les stresseurs quotidiens qu’ils vivaient, puis ont par la suite mesuré leurs comportements parentaux. Les résultats de cette étude montrent que les parents étaient plus susceptibles d’avoir des interactions tendues avec leurs enfants s’ils s’étaient querellés avec leur partenaire la veille [9]. L’équipe de recherche montréalaise de Sonia Lupien a aussi constaté, il y a quelques années, que les symptômes de dépression des mères étaient associés au niveau de cortisol produit par leur enfant [10]. Ainsi, plus les symptômes dépressifs de la mère étaient importants, plus l’enfant avait tendance à sécréter l’hormone de stress en grande quantité.
Une association similaire entre le niveau d’épuisement professionnel d’une enseignante ou d’un enseignant et le niveau de cortisol des élèves de sa classe a été observée par l’équipe de recherche d’Eva Oberle, professeure agrégée à la School of Population and Public Health de l’Université de la Colombie-Britannique [11]. La motivation et la réussite des élèves semblent aussi être associées négativement au niveau de dépression de leur enseignante ou de leur enseignant, selon l’équipe de recherche de Qin Zhang, de l’Université Fairfield, qui étudie la communication émotionnelle. Plus précisément, cette équipe de recherche a constaté que les élèves avaient moins de motivation et réussissaient moins bien lorsque la personne qui leur enseignait [12].
Or, aucune de ces études ne prouve que le stress de l’enseignant ou de l’enseignante cause plus de stress chez les enfants. Ainsi, à l’inverse des interprétations proposées ci-haut, l’enseignant ou l’enseignante pourrait présenter des niveaux plus élevés d’épuisement professionnel et de dépression parce que ses élèves ressentent plus de stress, ont moins de motivation et réussissent moins bien. D’autres études devront être menées pour faire le point sur le sujet. Quoi qu’il en soit, mises en commun, ces études indiquent que le stress des adultes et celui des enfants sont étroitement liés.
Limiter les dégâts
Puisque les enfants épongent facilement le stress, l’adulte se doit de prendre soin de son propre stress pour aider l’enfant ou l’élève à s’occuper du sien et ainsi prévenir les débordements. Pour ce faire, la reconnaissance des signaux de stress chez l’adulte constitue la première étape : accélération des battements du cœur, mains moites, pensées qui virevoltent, impatience soudaine et injustifiée, etc. Lorsque le cortisol se fait ressentir, comme pour Josée à la fin de sa journée de travail, plusieurs stratégies peuvent être rapidement mises en pratique avant de retrouver son enfant (p. ex., respiration par le ventre, méditation, activité physique, chant et rire). Ces stratégies n’éliminent pas les stresseurs à la source. Par contre, elles auraient pu permettre à Josée de diminuer rapidement et temporairement la quantité d’hormones de stress produite, et ainsi limiter la transmission du stress à son enfant. La crise de Jacob aurait probablement pu être évitée à son retour de la garderie.
Des solutions institutionnelles et sociales pourraient aussi être mises en place pour favoriser la santé mentale et le bien-être des parents et du personnel enseignant. À cette fin, dans son rapport de 2021, le Conseil supérieur de l’éducation du Québec reconnaît que le personnel enseignant dispose parfois de trop peu de ressources pour s’adapter au stress vécu au quotidien [13]. Ce rapport propose plusieurs stratégies, dont le développement des compétences sociales et émotionnelles dans la formation du personnel enseignant, l’accès à de la formation et à de l’accompagnement, la reconnaissance du fait que la réussite des élèves ne dépend pas uniquement du personnel enseignant, de même que le soutien instrumental (p. ex., une assistance technique).
L’enfant peut donc absorber le stress de ses parents et celui de son enseignant ou de son enseignante. Rappelons toutefois que le stress, même s’il peut être désagréable, a la fonction de permettre aux humains de survivre et de s’adapter à leur environnement. Par conséquent, aucun être humain n’est exempt de stress. La meilleure stratégie ne consiste donc pas à éviter à tout prixque l’enfant ou l’élève y soit exposé. Elle vise plutôt à lui apprendre à accepter le stress et à bien le gérer pour qu’il arrive à le tolérer. Heureusement, l’enfant apprend énormément en observant ses modèles préférés gérer leur propre stress : ses parents, ainsi que ses enseignants et enseignantes.
— Article rédigé par Audrey-Ann Journault, étudiante au programme de doctorat en psychologie à l'Université de Montréal