Publié à partir de juin 1962, Silent Spring ( Le Printemps silencieux ) fut le premier ouvrage à parler au grand public des effets nocifs des pesticides sur l’environnement et la santé. Mais ce livre était bien plus que cela: en 1962, «protection des écosystèmes» ne faisait pas partie du vocabulaire. Même «pollution» restait, pour la majorité de la population, un concept abstrait: comment serait-il possible que nous ayons un impact, sur une Terre aussi immense?
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Le cri d’alarme de la biologiste Rachel Carson fut donc le démarrage de cette prise de conscience planétaire dont l’évolution n’est toujours pas terminée. Pour l’auteur d’un historique des mouvements environnementaux, Robert Gottlieb :
Carson alléguait que la santé publique et l’environnement, les environnements humains et naturels, étaient inséparables... Son style d’écriture puissant se mariait avec une présentation sans passion de la recherche et une description imagée d’environnements humains et naturels assiégés par une science et une technologie «armées des armes les plus modernes et les plus terribles».
En ce 50e anniversaire, est-il possible d’évaluer objectivement les bons et les mauvais côtés de cette prise de conscience? L’auteur David Ropeik par exemple, qui se spécialise dans l’évaluation du risque, a jeté un petit pavé dans la mare en juin, en pointant ce qui constitue à ses yeux une retombée négative: notre «phobie» des «substances chimiques» qui a conduit une frange du mouvement écologiste à adopter des positions absolutistes, où aucun compromis avec «l’ennemi» n’est possible.
Autant le travail inspirant de Rachel Carson mérite une énorme reconnaissance pour un air et une eau plus propres, et pour des progrès accomplis sur tant d’autres questions environnementales, autant il mérite une part de blâme pour avoir contribué à engendrer des vérités prises pour acquises et des croyances qui ont causé de gros problèmes à la santé humaine et environnementale.
David Ropeik donne en exemple le mot «chimique». En un temps record dit-il, ce mot a cessé d’être identifié à cette centaine d’éléments qui façonnent toute la nature, d'un grain de poussière jusqu'aux étoiles, pour devenir synonyme de «toxique, dangereux, destruction, accident... et cancer». Cette phobie du «non-naturel», écrit-il, nous conduit par exemple à accorder une confiance aveugle aux médecines dites «naturelles», en oubliant du coup que certaines substances naturelles ont des impacts nocifs. Et ça entraîne un argumentaire anti-OGM qu’il trouve d’une désolante simplicité :
Qu’il y a-t-il de mal avec le génie génétique, demande Greenpeace, qui répond: «le génie génétique permet aux scientifiques de créer des plantes, des animaux et des micro-organismes en manipulant des gènes d’une façon qui ne se produit pas dans la nature.»
Sans référence à Rachel Carson, c’est un discours similaire qu’ont tenu ces dernières années des gens influents comme le nouveau président du Sierra Club, Michael Brune, ou ces chercheurs qui, sur deux continents, tendent prudemment de rappeler aux opposants au gaz de schiste que, entre deux maux —le charbon ou le gaz de schiste— il faudra choisir le moindre, puisque nos sociétés ne feront vraisemblablement pas tout de suite un virage radical vers une consommation d’énergie réduite. Pour Michael Brune, il faut réformer le discours écologiste en le rapprochant des gens —ce qui veut dire, par exemple, dénoncer les centrales au charbon pour leur impact sur l’asthme, plutôt que pour leur impact sur le réchauffement climatique.
N’empêche que la porte ouverte par Rachel Carson ne doit pas être sous-estimée. En 1962, dénoncer une industrie comme elle l’a fait était dangereux: il n’y avait pas de groupes organisés pour vous soutenir (Greenpeace et Les Amis de la Terre citent tous deux Carson comme leur point de départ).
En comparaison, Bill McKibben ( The End of Nature , 1996), le journaliste devenu militant que certains décrivent comme l’équivalent contemporain de Rachel Carson, donne des conférences aux quatre coins des Amériques et est devenu le chef de file d’un mouvement international (350.org) qui, ironiquement, rêve de redonner le pouvoir aux défenseurs de l'environnement de la base, plutôt qu’aux leaders environnementaux qui tentent de faire entendre leur voix aux grandes conférences de l’ONU.
Dénoncer une loi ou un projet industriel au nom de la défense de la planète a depuis longtemps quitté les rangs de la marginalité, mais la Terre n’en est pas pour autant en meilleur état qu’en 1962. Il y a eu une prise de conscience collective, celle-ci s’est traduite dans des lois et des règlements qui ont mis un frein aux risques les plus immédiats, mais les dangers à plus long terme, eux —le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, l’extinction des espèces, etc.— continuent d’être balayés sous le tapis des générations futures.