Apparu pour la première fois en médecine au tournant des années 1990, le concept de « données probantes » s’est propagé, quelques années plus tard, dans plusieurs domaines, dont l’éducation. Au Québec comme ailleurs, des enseignants se basent sur les données probantes afin de guider leur choix de pratiques pédagogiques. Cette démarche peut s’expliquer par les possibles retombées positives sur l’apprentissage des élèves. Malgré les bienfaits escomptés, des questionnements demeurent quant à l’utilisation des données probantes en éducation. Enseignants, fonctionnaires et chercheurs sont engagés dans une discussion sur la place des connaissances scientifiques dans ce domaine.
Au Québec, en 2017, près de 18 % des élèves du secondaire étaient à risque de décrochage[1]. Afin de prévenir l’abandon et de favoriser la réussite scolaire, les enseignants cherchent à adopter des pratiques d’enseignement efficaces. L’une des approches proposées pour y arriver est de s’appuyer sur les données probantes[2]. La pratique basée sur les données probantes vise à prendre en compte les connaissances scientifiques pour guider la prise de décision dans un domaine d’intervention précis[3]. Bien que l’utilisation de la recherche dans ce cadre soit encouragée par différents acteurs du milieu de l’éducation, elle reste critiquée par certains. Les principales critiques envers cette approche soulignent que celle-ci doit être appliquée avec soin et de façon nuancée pour que son plein potentiel soit exploité.
La recherche au premier plan
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La pratique basée sur les données probantes en éducation fait référence à l’utilisation des résultats de recherches scientifiques les plus rigoureuses (p. ex., essai randomisé contrôlé*, revue systématique*, méta-analyse*) afin de guider la façon de prodiguer l’enseignement. L’approche des données probantes insiste sur l’importance de la validation scientifique ; elle s’articule donc en opposition à la prise de décision basée uniquement sur l’expérience, l’intuition ou la tradition. Ainsi, elle préconise que les enseignants se basent, pour déterminer comment prodiguer l’enseignement, sur les résultats d’études scientifiques plutôt que sur leur expérience ou leur intuition. Par exemple, pour faire apprendre de nouveaux mots aux élèves ayant un vocabulaire restreint, une méta-analyse américaine indique que l’enseignement d’un nombre limité de mots chaque semaine est à privilégier[4]. Les données probantes se veulent donc une source d’informations utile pour les enseignants dans la réalisation de leurs activités professionnelles.
Bien que la pertinence de s’appuyer sur la recherche pour enseigner obtienne un certain consensus[5], les données probantes les plus récentes ne semblent pas être intégrées régulièrement en éducation[6]. En effet, à l’heure actuelle, le Programme de formation de l’école québécoise ne tient pas compte des données probantes les plus récentes[7]. Par exemple, les études indiquent que la connaissance des lettres en bas âge joue un grand rôle dans l’apprentissage d’une langue, mais aucun objectif pédagogique n’est formulé à ce sujet dans le document pour les enfants de 4 et 5 ans[8]. Selon les données probantes tirées de ces études, un objectif à atteindre dès la maternelle devrait être de connaître les lettres (c’est-à-dire connaître le nom et le son des lettres et écrire des lettres) plutôt que de simplement les reconnaître (c’est-à-dire savoir que certains symboles sont des lettres)[9]. En somme, le Programme de formation de l’école québécoise est basé sur des connaissances datées, puisque ce documents n’a pas été mis à jour depuis sa conception en 2001. Dans le but de favoriser la réussite des élèves, des chercheurs en éducation recommandent que les prescriptions ministérielles quant aux objectifs d’apprentissage soient revues à l’aide des plus récentes données probantes[10].
Les dérives
Bien que le recours aux données probantes pour orienter les choix en éducation semble pertinent, certains chercheurs soulignent que cela doit faire l’objet d’une réflexion en profondeur[11]. Sans remettre en question l’utilité des données probantes, ils mettent en garde contre les « dérives » liées à l’utilisation de celles-ci[12]. Les critiques concernent tant le type de données que leur effet sur la profession enseignante.
L’une des critiques énoncées au sujet des données probantes est que celles-ci viennent souvent des recherches quantitatives et que les recherches qualitatives seraient ainsi mises à l’écart[13]. En d’autres termes, l’utilisation des recherches quantitatives n’est pas en soi reprochée, mais la possible exclusion d’études qualitatives est, elle, dénoncée. Les recherches qualitatives peuvent elles aussi représenter une source de données probantes et fournir de précieuses informations quant à la perspective des différents acteurs dans une situation. Cependant, soutenir que l’approche basée sur les données probantes ne peut laisser de place aux études qualitatives serait injustifié. En effet, des travaux de recherche qualitative sont déjà utilisés dans l’optique d’une prise de décision[14]. De plus, des méta-analyses qualitatives, qui permettent d’obtenir une idée plus globale de l’ensemble des connaissances qualitatives sur un sujet, sont considérées comme l’une des meilleures sources de données probantes qualitatives[15].
Une autre critique relative aux données probantes concerne leur manque de nuance. En effet, les recherches expérimentales, souvent réalisées à partir d’un grand échantillon d’élèves, font disparaître toutes les particularités individuelles pouvant affecter l’apprentissage[16]. Certains chercheurs vont même jusqu’à suggérer que les conclusions de telles études ne peuvent être utilisées pour guider la pratique des enseignants, car leurs résultats portent sur l’effet global des méthodes d’enseignement ; elles peuvent donc difficilement servir à comprendre les cas individuels[17]. De même, dans les méta-analyses, toute mention du contexte dans lequel l’apprentissage s’effectue est omise. Celles-ci ne permettent ainsi que de définir l’effet général de chacune des méthodes utilisées, sans nécessairement donner accès aux nuances de chaque étude. La question est donc de déterminer comment les données probantes peuvent servir adéquatement compte tenu du manque d’information sur la façon dont chaque caractéristique individuelle et chaque intervention ont eu un effet sur l’apprentissage.
Une dernière critique en ce qui a trait à l’utilisation des données probantes est celle de la dépossession[18]. En effet, les résultats des études menant à des données probantes sont vus parfois comme des prescriptions quant à la façon dont doit être prodigué l’enseignement plutôt que comme des guides et des suggestions. Les enseignants peuvent alors percevoir que ce type de recherche leur enlève un certain degré de liberté pour prendre eux-mêmes des décisions qui auront une influence sur l’apprentissage de leurs élèves.
La qualité de la preuve
La logique de la prise de décision basée sur les données probantes est sous-tendue par l’idée que la qualité méthodologique des preuves scientifiques permet de s’assurer de l’efficacité des pratiques envisagées. Pour sa part, la méta-analyse, considérée comme le type de données probantes le plus crédible, permet de déterminer l’efficacité globale d’une intervention éducative en combinant les résultats des études scientifiques publiées sur celle-ci. Par exemple, dans son livre Visible learning, le professeur John Hattie de l’Université de Melbourne présente une synthèse de plus de 50 000 études en éducation[19]. L’auteur a calculé l’effet de plusieurs méthodes d’enseignement avant de produire un classement indiquant les méthodes « les plus efficaces », selon l’effet global moyen des études portant sur chaque pratique d’enseignement. Ainsi, il a pu classer celles-ci selon leur effet sur l’apprentissage. La méta-analyse serait donc pertinente pour obtenir une idée de la performance de chaque méthode d’enseignement ; les méthodes les plus efficaces seraient ensuite celles à prioriser.
De récents travaux en méthodologie statistique révèlent cependant que les méta-analyses comportent des failles qui poussent à mettre en doute certaines conclusions. En effet, un groupe de chercheurs a démontré que les techniques de méta-analyse utilisées ne peuvent réduire les biais présents dans les processus de recherche et de publication scientifiques[20]. Les méta-analyses ne permettraient donc pas de déterminer avec exactitude le réel effet d’interventions éducatives. Aussi, elles donneraient une image beaucoup trop optimiste de la réalité. Si les études publiées ne sont pas fiables et si les méta-analyses ne peuvent réduire ces biais, les acteurs en éducation ne peuvent pas vraiment se fier aux résultats des méta-analyses pour guider leur pratique. Utiliser des résultats erronés pourrait mener à une perte de temps pour les enseignants ou, pire, nuire à l’apprentissage des élèves.
De plus, les récents problèmes reliés à la crise de la reproductibilité en sciences soulèvent des craintes quant à la qualité réelle des études incluses dans les méta-analyses. En effet, des chercheurs se sont rendu compte que plusieurs études déjà publiées ne peuvent être reproduites, ce qui implique probablement qu’une portion importante des conclusions d’études scientifiques en éducation sont erronées[21]. Ce constat, qui s’applique aux recherches tant quantitatives que qualitatives, peut s’expliquer par une combinaison de facteurs tels que des pratiques questionnables en recherche, des biais de publication et des erreurs méthodologiques et d’analyse des résultats. Dans le cas où les résultats d’études scientifiques publiées ne sont pas fiables, leurs conclusions peuvent difficilement être appliquées en classe.
Un renouveau
Le constat relatif aux données probantes et à leur utilisation semble être que celles-ci peuvent jouer un rôle positif en éducation. La pratique basée sur les données probantes en éducation demande toutefois une certaine prudence, à la fois sur la façon de se servir de celles-ci et sur ce qui doit être considéré comme une donnée probante. De quelles façons l’approche de la prise de décision basée sur les données probantes peut-elle être améliorée ? Une approche maintenant explorée en médecine[22] est de considérer les intervenants comme des parties intégrantes de la prise de décision, en reconnaissant leur expertise et en leur laissant le soin de s’adapter aux besoins de leur clientèle. De plus, sur quelles connaissances les enseignants pourraient-ils se baser ? Les chercheurs reconnaissent de plus en plus l’apport des recherches qualitatives[23].
Un renouveau semble se produire en sciences, menant à des études de plus grande qualité sur lesquelles baser les prises de décision. Les chercheurs tentent en effet de produire des études plus solides à l’aide de méthodologies et d’analyses plus rigoureuses[24]. Ce mouvement vise aussi à rendre la recherche plus transparente afin de faciliter l’évaluation de la qualité de la recherche produite. L’utilisation des données probantes en éducation doit ainsi relever encore quelques défis avant que les décisions en matière de pédagogie soient basées sur les résultats les plus à jour d’études scientifiques solides, mais l’avenir de la recherche dans ce domaine semble prometteur.
— Gabrielle Joli-Coeur, étudiante au programme de maîtrise en didactique à l'Université de Montréal