Choisir de s’engager ou non dans une interaction sociale avec un étranger passe nécessairement par une évaluation juste des issues possibles. À ce sujet, une récente étude compilant les résultats de recherche chez les adultes a montré que les attentes des personnes qui interagissent les unes en face des autres sont systématiquement erronées. Et la probabilité que les autres réagissent positivement à une tentative de contact est souvent sous-estimée. Pourtant, la socialisation est normalement vue comme un phénomène positif. Tour d’horizon de la question.
À une intersection, Camille attend de pouvoir traverser la rue. Elle parcourt du regard les différentes personnes près d’elle. Soudain, elle remarque qu’elle écoute le même balado que la personne à sa droite. En plus, celle-ci semble avoir son âge et a un air sympathique. Camille s’imagine commencer une conversation en mentionnant l’audio, mais elle hésite. Elle a peur que l’inconnu n’ait pas envie de lui parler ou ne partage pas son opinion concernant le balado. Finalement, le voyant signifiant aux piétons qu’ils peuvent traverser s’allume et le quidam part. Camille poursuit son chemin de son côté, satisfaite de sa décision. Pourtant, elle vient peut-être de rater une occasion d’améliorer son bien-être.
Les interactions sociales font partie du quotidien et deux réponses sont possibles lorsqu’une occasion d’interagir se présente : l’engagement ou l’évitement. L’espèce humaine a une tendance naturelle à créer des liens sociaux. Son cerveau possède des connexions cérébrales qui favorisent les échanges et un système de récompense qui permet de se sentir mieux après être entré en contact avec les autres 1. D’ailleurs, une étude en psychologie de la santé de Sheldon Cohen, de l’Université Carnegie Mellon, a montré que de bonnes relations sociales peuvent réduire les symptômes dépressifs et même le taux de mortalité. Elles peuvent aussi réduire la susceptibilité à des virus comme le rhume 2. En effet, se sentir intégré socialement conférerait une certaine résistance aux virus ou aux bactéries. En revanche, éviter des situations sociales s’avère parfois la réaction appropriée à adopter, que ce soit pour ne pas se faire rejeter ou pour garder pour soi une information sensible à propos d’une autre personne. Être simplement en présence de quelqu’un d’autre peut parfois représenter une menace physique ou psychologique, notamment lorsqu’un individu mal intentionné risque de porter atteinte à l’intégrité physique de l’autre ou de perturber sa psyché *. Évidemment, les situations de la vie quotidienne sont beaucoup plus nuancées. Ainsi, adopter un comportement de poursuite ou d’évitement peut engendrer un conflit interne : le dilemme approche-évitement.
Des attentes erronées
En raison d’attentes irréalistes, plusieurs personnes évitent des situations sociales qui auraient pu être bénéfiques. Par exemple, les conversations semblent très incertaines parce qu’elles peuvent se dérouler selon un nombre théoriquement infini de scénarios. Le problème est que les probabilités que les conversations se concluent sur une note positive sont sous-estimées. Par conséquent, certaines personnes les évitent complètement 3. C’est ainsi que se créent les biais négatifs. D’ailleurs, plus l’issue de la conversation est incertaine (comme avec une personne inconnue), plus la réticence à s’engager sera grande 4.
D’autres situations sociales sont sujettes à des biais négatifs, comme les actes de gentillesse *.En effet, plusieurs choisissent de ne pas exprimer une marque d’appréciation ou un compliment parce que son impact positif est sous-estimé 5. En d’autres mots, selon la croyance populaire, un compliment ne « vaudrait pas la peine » d’être dit parce qu’il ne ferait pas tant plaisir à l’autre de toute façon. Cela est aussi vrai pour les services rendus, qui, selon certaines données probantes, représentent des moyens efficaces de renforcer les relations et d’augmenter le bien-être 6. D’ailleurs, une étude a même rapporté que le fait de dépenser de l’argent pour offrir un bien à quelqu’un d’autre apporte un sentiment de bonheur significativement supérieur au fait de dépenser le même montant d’argent pour soi 7. Donc, ne pas reconnaître pleinement les impacts positifs d’un acte de gentillesse pourrait empêcher les gens de les mettre en pratique plus souvent.
Des processus mentaux
S’interroger sur la source des fausses attentes qui se créent en lien avec différents types d’échanges sociaux peut représenter une question de recherche pertinente. C’est donc ce qu’a fait une équipe collaborative de chercheurs et chercheuses provenant de différentes universités aux États-Unis. Elle a ainsi proposé trois mécanismes cognitifs * possibles expliquer la formation automatique d’attentes négatives 8 : une perception différente d’un même acte, de l’incertitude quant à l’éventail possible des réponses d’une personne et un apprentissage inégal entre des événements positifs et négatifs.
D’abord, l’être humain déduit les pensées de l’autre d’un point de vue égocentrique, c’est-à-dire à partir de ses propres états mentaux, le menant à surestimer la ressemblance entre ses états mentaux et ceux des autres 9. Cela est dû au fait qu’un individu interprète ses propres actions en fonction du fait qu’elles semblent appropriées (caractère compétent), tandis que les actions des autres sont interprétées selon leur caractère chaleureux 10. Dans un échange social, un individu se souciera davantage de dire les « bonnes choses », tandis que si l’attention est portée sur les autres, elle sera plutôt dirigée vers l’appréciation apparente, le caractère chaleureux (par exemple : sourire) de la conversation. Ainsi, évaluer le déroulement d’une conversation du point de vue interne (« ce que je crois que les autres ont perçu de moi ») et externe (« ce que j’ai perçu des autres ») montrerait que le point de vue interne serait probablement plus négatif, parce que ce dernier se concentre exclusivement sur les compétences sociales, alors que ce n’est pas le seul facteur qui fait une conversation réussie. Ce fait est même confirmé dans une étude où des gens devaient adresser un compliment en se souciant particulièrement du caractère chaleureux ou compétent de celui-ci 11. La personne qui adressait le compliment devait évaluer la réponse de la personne qui le reçoit et son désir de faire des compliments subséquents. Conformément à ce qui était attendu, les personnes qui se concentraient sur la chaleur du compliment rapportaient qu’elles s’attendaient à une meilleure réponse que celles qui se concentraient sur la compétence. Les personnes se concentrant sur la chaleur rapportaient aussi un plus grand désir d’adresser d’autres compliments.
En théorie, les issues possibles, autant positives que négatives, des tentatives d’interaction avec quelqu’un d’autre paraissent nombreuses. En réalité, elles sont plutôt restreintes et assez positives, puisque les interactions sont basées sur la réciprocité *12. Effectivement, les comportements sociaux tendent à éliciter des réponses réciproques, c’est-à-dire que les personnes participant à l’interaction s’ajustent les unes aux autres pour atteindre un but commun, qui s’avère souvent positif. La détection du but d’un échange, à travers plusieurs indices sociaux, sert à trouver une réponse appropriée. À titre d’exemple, les compliments sont souvent entendus en paires, soulignant que recevoir cette marque d’appréciation peut susciter un désir de retourner le compliment. Ce cas illustre bien que ceux ou celles qui participent à l’interaction visent à ce que celle-ci soit une réussite, ce qui rend les issues négatives moins probables qu’appréhendées. Grâce aux capacités de réciprocité, travailler en collaboration avec l’autre pour faire en sorte que les échanges sociaux atteignent un but commun et satisfaisant permet d’en retirer les bénéfices pour sa santé mentale et physique. Une étude de Juliana Schroeder, spécialiste en cognition sociale affiliée à l’Université Berkeley, et ses collègues sur le terrain à Chicago et à Londres a cependant montré qu’ignorer ce principe de réciprocité pour former ses attentes peut mener à une mauvaise évaluation de la positivité des échanges sociaux 13. Les personnes participant à l’étude étaient des usagers ou usagères du transport en commun qui devaient essayer de commencer une conversation, faire ce qu’ils ou elles font d’habitude, ou ne rien faire. Les personnes devant entamer une conversation sous-estimaient la positivité de celle-ci et ressentaient plus de bien-être que celles qui évitaient de parler à quelqu’un.
Finalement, des attentes pessimistes peuvent empêcher les gens d’interagir entre eux, ce qui peut créer une barrière mentale. Cette dernière pousse les gens à éviter les interactions et ainsi, ces personnes ont beaucoup moins l’occasion de vivre des expériences positives qui les aideraient ou les prépareraient mieux à naviguer dans le monde social. L’évitement des situations sociales est donc comme un cercle vicieux : les attentes négatives sont plus durables que les attentes positives et se renforcent par la simple absence d’expériences positives 14. Or, si les attentes négatives sont consolidées par l’évitement des situations sociales, toute possibilité de modifier lesdites attentes est perdue. Plusieurs études ont même découvert que les gens s’attendent à avoir des conversations futures plus positives après avoir entretenu de réelles conversations 15. Une autre étude a aussi montré que donner comme objectif aux gens d’entamer des conversations spontanées avec des personnes inconnues pendant une semaine mène à des attentes plus positives par rapport à leurs futures conversations qu’au début de la semaine. Cela a été testé en comparaison avec des gens qui avaient comme objectif d’observer simplement des personnes inconnues, sans entrer en contact avec elles 16.
Prendre la meilleure décision dans une situation sociale demande de considérer plusieurs facteurs. Cependant, interagir à chaque occasion qui se présente n’est pas nécessairement adéquat. Dans une situation de danger ou lorsqu’une personne ne se sent tout simplement pas d’humeur sociable, l’évitement social peut être la bonne option. Simplement, certains mécanismes cognitifs peuvent biaiser négativement le dilemme approche-évitement qui découle des contextes sociaux et pourraient donc pousser les décisions qui s’ensuivent dans une direction qui n’est pas optimale pour le bien-être de tout un chacun.